Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0087

Louis Conard (Volume 1p. 151-155).

87. À LOUIS DE CORMENIN[1].
7 juin [1844].

Que je dois vous paraître coupable, mon cher Louis ! Que voulez-vous faire d’un homme qui est malade la moitié du temps, et qui est si ennuyé l’autre qu’il n’a ni la force, ni l’intelligence d’écrire même des choses douces et faciles, comme celles que je voudrais vous envoyer ! Connaissez-vous l’ennui ? non pas cet ennui commun, banal, qui provient de la fainéantise ou de la maladie, mais cet ennui moderne qui ronge l’homme dans les entrailles et, d’un être intelligent, fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. Ah ! je vous plains, si cette lèpre-là vous est connue. On s’en croit guéri parfois ; mais un beau jour on se réveille souffrant plus que jamais. Vous connaissez ces verres de couleur qui ornent les kiosques des bonnetiers retirés. On voit la campagne en rouge, en bleu, en jaune. L’ennui est de même. Les plus belles choses, vues à travers lui, prennent sa teinte et reflètent sa tristesse. Quant à moi, c’est une maladie de jeunesse qui revient à mes mauvais jours, comme aujourd’hui. On ne peut pas dire de moi comme de Pantagruel : « et puis estudioit quelque méchante demy-heure, mais toujours avoit l’esprit en cuisine ». C’est en pire chose que j’ai l’esprit : c’est aux sangsues qu’on m’a mises hier et qui me grattent les oreilles, c’est à la pilule que je viens d’avaler et qui navigue encore dans mon estomac sur le verre d’eau qui l’a suivie.

Savez-vous que nous n’avons pas sujet d’être gais ! Voilà Maxime[2] parti ; son absence doit bien vous peser. Moi, j’ai mes nerfs qui me laissent peu de repos. Quand nous reverrons-nous tous à Paris, en belle santé et en belle humeur ? Quelle belle chose ce serait pourtant qu’un petit cénacle de bons garçons, tous gens d’art, vivant ensemble et se réunissant deux ou trois fois par semaine pour manger un bon morceau, arrosé d’un bon vin, tout en dégustant quelque succulent poète ! J’ai souvent formé ce rêve ; il est moins ambitieux que bien d’autres, mais peut-être ne se réalisera-t-il pas davantage ? Je viens de voir la mer et je suis rentré dans ma stupide ville : voilà pourquoi je suis plus embêté que jamais. La contemplation des belles choses rend toujours triste pour un certain temps. On dirait que nous ne sommes faits que pour supporter une certaine dose de beau ; un peu plus nous fatigue. Voilà pourquoi les natures médiocres préfèrent la vue d’un fleuve à celle de l’Océan, et pourquoi il y a tant de gens qui proclament Béranger le premier poète français. Ne confondons pas, du reste, le bâillement du bourgeois devant Homère, avec la méditation profonde, avec la rêverie intense et presque douloureuse qui arrive au cœur du poète, quand il mesure les colosses et qu’il se dit navré : O altitudo ! Aussi j’admire Néron : c’est l’homme culminant du monde antique ! Malheur à qui ne frémit pas en lisant Suétone ! J’ai lu dernièrement la vie d’Héliogabale dans Plutarque. Cet homme-là a une beauté différente de celle de Néron. C’est plus asiatique, plus fiévreux, plus romantique, plus effréné : c’est le soir du jour, c’est un délire aux flambeaux. Mais Néron est plus calme, plus beau, plus antique, plus posé, en somme supérieur. Les masses ont perdu leur poésie depuis le Christianisme. Ne me parlez pas des temps modernes, en fait de grandiose. Il n’y a pas de quoi satisfaire l’imagination d’un feuilletoniste de dernier ordre.

Je suis flatté de voir que vous vous unissez à moi dans la haine du Sainte-Beuve et de toute sa boutique. J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée : j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles, comme celles de Lamartine, fort souvent, et, à un degré inférieur, celles de Villemain. Les gens que je lis habituellement, mes livres de chevet, ce sont Montaigne, Rabelais, Régnier, La Bruyère et Le Sage. J’avoue que j’adore la prose de Voltaire et que ses contes sont pour moi d’un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois ; je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore relu de temps à autre. Maintenant je relis Tacite. Dans quelque temps, quand j’irai mieux, je reprendrai mon Homère et Shakespeare. Homère et Shakespeare, tout est là ! Les autres poètes, même les plus grands, semblent petits à côté d’eux.

Il doit m’arriver ces jours-ci un canot du Havre. Je voguerai sur la Seine à la voile et à l’aviron. Voilà la chaleur qui vient ; je vais bientôt me dénuder et nager. Vous voyez de là mes seuls plaisirs.

Il m’est arrivé un grand malheur. On m’a perdu une pipe dans mon déménagement de la rue de l’Est : un beau tuyau noir rapporté de Constantinople et dans lequel j’ai fumé pendant sept ans. C’est avec lui que j’ai passé les meilleures heures de ma vie. N’est-ce pas un épouvantable chagrin de le savoir perdu, profané ! Vous qui comprenez l’existence horizontale, sentez-vous toute la perte de ces mille charmants souvenirs que me donnait ce vieux tuyau ? ce pauvre tuyau qui m’avait soutenu dans mes jours de mélancolie, qui avait partagé ma joie dans mes jours heureux.

Ce brave Maxime ! le voilà parti ! Quand reviendra-t-il ? Son voyage va nous sembler long. N’importe, il sera, je crois, si utile, que nous devons être contents qu’il le fasse. Nous le trouverons vieilli et mûri à son retour. Il s’écoulera, comme on dit, bien de l’eau sous le pont d’ici là. N’oubliez pas de m’envoyer exactement ses lettres, celles qui me seront adressées, et de me dire toutes les fois que vous en aurez reçu des nouvelles. Par le plaisir que vous aurez vous-même à en recevoir, je vous conjure de songer à moi. N’imitez pas aussi mes longues pauses dans notre correspondance. Dites-moi un peu ce que vous faites, ce que vous rêvez. Envoyez-moi des vers quand vous en ferez. Adieu, je vous souhaite tout ce que vous voudrez. Adieu, tout à vous de cœur.


  1. Ami intime de Gustave Flaubert et de Maxime du Camp. Publiciste, il signait Paul Simon.
  2. Maxime du Camp était parti le 4 mai pour un voyage en Orient.