Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0067

Louis Conard (Volume 1p. 117-118).

67. AU MÊME.
[Rouen, 21 octobre 1842.]

Tu as bien raison d’appréhender les ennuis du retour. Il y a plus d’un pays à qui le proverbe castillan puisse être appliqué : « Qui ne l’a pas vu est aveugle ; qui l’a vu est ébloui. » J’ai éprouvé par moi-même ce que c’est que l’amour du soleil, pendant les longs crépuscules d’hiver. Je te souhaite qu’ils te soient plus légers qu’à moi ; le spleen occidental n’est pas facétieux ; crede ab experto. Quand reverrai-je la Méditerranée ? Envoie-lui de ma part tous les baisers que mon cœur contient. As-tu vu des palmiers à Toulon ? Réponds-moi de suite et donne-moi beaucoup de détails. Je t’écris ceci le dos tourné au feu, vêtu de laine, la pipe au bec et les fenêtres fermées ; il fait plus beau où tu es. Je voudrais être muletier en Andalousie, lazzarone de Naples, ou seulement conducteur de la diligence qui va de Nîmes à Marseille. Que ne suis-je dans la peau de l’un de ces bateliers qui vous conduisent de la Santé au Château d’If ! Les bourgeois vont en Italie. Je crois que Ch. Darcet est maintenant à Constantinople ! N’est-ce pas à faire crever ceux qui portent le Bosphore dans leur âme ! Juge du parallèle qui existe maintenant entre toi et moi. On donne aujourd’hui à la maison un grand dîner où les Crépet vont venir manger ! Quelle soirée d’artistes ! Heureusement que le père Orlowski va y être ! Ce sera le seul homme capable d’apprécier les bons mets et les bons vins dont on va régaler les pourceaux. Il est vrai que ce sont les cochons qui découvrent les truffes, mais ils ne les mangent pas. Je retourne à Paris dans une quinzaine de jours, vers le 10 novembre. À quelle époque y seras-tu ? Je vais tâcher d’y trouver un logement. J’y passerai tout l’hiver où je me divertirai à faire de la procédure. Mon examen au mois de décembre commencera cette réjouissante série d’embêtements. N’importe, nous fumerons ensemble quelques petites pipes, tâchant de nous rendre l’existence la moins lourde possible.

Adieu, écris-moi, voyage bien […], rappelle-toi qu’Arles est la ville des langues fourrées.

Encore adieu.