Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0042

Louis Conard (Volume 1p. 69-71).

42. AU MÊME.
À la 2e heure du jour, le 9e jour des Kalendes de juillet.
Mardi, jour (bière) de Mars.
[Rouen, 22 juin 1840.]

Je ne néglige point les devoirs de l’amitié et, quoique fatigué de besogne, j’ai encore le temps de t’écrire. J’espère au moins, et j’y compte, que revenu le 20 chez toi, tu pourras me régaler alors au moins de deux bonnes lettres, pleines de blagues et plaisanteries. Cela me divertira agréablement et jettera des fleurs sur la voie épineuse où je me déchire les pieds. (Je deviens élégiaque, c’est mon genre : j’ai toujours aimé à chier sur l’herbe et à boire du cidre sous la tonnelle.) Tu ne te figures pas une vie comme la mienne. Je me lève tous les jours à 3 heures juste et je me couche à 8 heures 1/2 ; je travaille toute la journée. Encore un mois comme ça ; c’est gentil, d’autant plus qu’il faut rerepiocher de plus belle. Je passerai le plus tôt possible, vers le 5 août à peu près. Il m’a fallu apprendre à lire le grec, apprendre par cœur Démosthènes et deux chants de l’Iliade, la philosophie où je reluirai, la physique, l’arithmétique et quantité assez anodine de géométrie. Tout cela est rude pour un homme comme moi qui suis plutôt fait pour lire le Marquis de Sade que des imbécillités pareilles ! Je compte être reçu et puis après…

Et toi, écris-moi aussitôt que la fortune se sera déclarée pour toi. Vas-tu revenir aux Andelys avec quelques bardaches et es-tu dans l’intention d’faire des étourderies ? Tu te feras expliquer par le sieur Le Poittevin toute la portée de ce mot-là. Comment Va Nion ? comment va, ou plutôt comme ne va pas, pour ton bonheur, le beau M[1] ? Le triste F…, ex-aspirant à l’École des Chartes, a renoncé à l’archéologie et se fortifie dans ses études pour être pion ; il veut se faire recevoir agrégé de grammaire et apprendre les verbes et la syntaxe. J’aimerais mieux un lavement ! même quand on y aurait mis de la graine de lin ; j’aimerais mieux faire une omelette d’œufs de serin clairs […].

Je ne sais encore ce que je ferai ni où j’irai ces vacances. Je suis dans le plus grand embarras si je dois faire mon voyage des Pyrénées[2]. La raison et mon intérêt m’y engagent, mais mon instinct à qui j’ai coutume d’obéir, à l’instar des brutes, quoique j’aie une âme immortelle, une liberté morale et présentement un paletot et un bonnet de coton, l’instinct donc me dit que le voyage sans doute me plaît, mais le compagnon guère. Après tout, j’ai peut-être tort, grand tort. Pour ce qui est de son caractère et de son humeur, il est excellent ; mais le reste ?

Adieu, tout à toi, écris-moi entre la poire et le fromage.


  1. Maxime du Camp
  2. Les parents de Flaubert lui avaient promis un voyage après son examen du baccalauréat, où il fut reçu le 23 août 1840. Le Dr Jules Cloquet, ami de la famille, avait proposé de l’emmener aux Pyrénées et en Corse. Voir Par les Champs et par les Grèves, p. 343-478