Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0041

Louis Conard (Volume 1p. 67-69).

41. AU MÊME.
Mardi [Rouen, 21 avril 1840].

Ah ! mon cher Ernest, je t’ai quitté avec le rire à la bouche et la folie dans le cœur ; je suis maintenant triste à faire peur. Me voilà retombé dans ma vie de chaque jour, dans ma vie stérile, banale et laborieuse : quel ennui ! Il me semble qu’il y a trois ans que je t’ai quitté. Quelles belles journées tu m’as fait passer là ! Quelle différence entre la vie d’il y a trois jours et celle d’aujourd’hui. Quand j’y pense, j’en suis accablé et j’ai l’âme toute navrée d’une mélancolie confuse et infinie. Comme la journée d’hier m’a paru longue ! Quelle passion ne vais-je pas encore subir pendant trois mois ! Si Alfred n’arrivait pas d’ici quelque temps, j’en mourrais d’ennui. C’est ainsi que je suis fait : les journées heureuses m’en font mille mauvaises, la joie m’attriste quand elle est passée, les jours de fête ont toujours pour moi de tristes lendemains.

Je sentais bien que quelque chose de mon bonheur s’en allait en retournant vers Rouen. La somme de félicité départie à chacun de nous est mince et quand nous en avons dépensé quelque peu, nous sommes tout moroses. J’étais assis sur l’impériale et silencieux, la tête dans le vent, bercé par le tangage du galop ; je sentais la route fuir sous moi, et avec elle toutes mes jeunes années ; j’ai pensé à tous mes autres voyages aux Andelys ; je me suis plongé jusqu’au cou dans tous ces souvenirs ; je les ai comparés vaguement à la fumée de ma pipe qui s’envolait, laissant après elle l’air tout embaumé. À mesure que j’approchais de Rouen, je sentais la vie positive et le présent qui me saisissaient, et avec eux le travail de chaque jour, la vie minutieuse, la table d’étude, les heures maudites, l’antre où ma pensée se débat et agonise. Oh ! il y a des jours, comme hier par exemple, où l’on est triste, où l’on a le cœur tout gros de larmes, où l’on se hait, où l’on se mangerait de colère. Ce qu’il faut faire, c’est de ne pas penser au passé, de ne pas se dire : il doit encore faire là-bas un beau soleil, il y a 72 heures j’étais à tel endroit, je vois encore sur la grande route l’ombre de ma tête qui court après celle du cheval, et mille autres niaiseries semblables ; c’est de regarder l’avenir, de s’allonger le cou pour voir l’horizon, de s’élancer en avant, de baisser la tête et d’avancer vite, sans écouter la voix plaintive des tendres souvenirs qui veulent vous rappeler à eux dans la vallée de l’éternelle angoisse. Il ne faut pas regarder le gouffre, car il y a au fond un charme inexprimable qui nous attire.

Tu dois me trouver bête à faire pitié et, si tu ne me comprends pas, je me comprends, hélas, fort bien pour mon malheur. Je me rappellerai toute ma vie le délicieux voyage que je viens de faire, et notre promenade à la Roch-à-l’Hermite, celle à Port-Mort, celle au Château-Gaillard, celle d’Ecouis. Je te remercie de m’avoir fait deux bonnes journées toutes pleines de gaieté ; elles me sont plus rares qu’on ne pense ; j’en payerais bien de semblables mon pesant d’or. Remercie pour moi tes excellents parents. Aux vacances nous nous reverrons sans doute à Rouen ou aux Andelys, n’importe. Je voudrais y être. Adieu, réponds-moi et pardonne-moi. Tu t’attendais sans doute à une bonne lettre, à un écho de mon rire d’il y a quatre jours. Excuse-moi d’avoir trompé ton attente. Je suis trop triste pour rire, trop ennuyé pour bien écrire ; ma douleur est bête, incolore ; c’est un orage sans éclair et avec une pluie sale. Adieu, tout à toi, tu sais comme je t’aime.