Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0033

Louis Conard (Volume 1p. 52-55).

33. AU MÊME.
[23 juillet 1839.]

Si je t’écris maintenant, mon cher Ernest, ne mets pas cela sur le compte de l’amitié, mais plutôt sur celui de l’ennui. Me voilà en classe à 6 heures du matin, ne sachant que faire et ayant devant moi l’agréable perspective de 4 heures pareilles, car notre nouveau censeur ne veut nous laisser sortir qu’à 10 heures et je compose… en vers latins !!! Ah, nom de Dieu ! quand serai-je quitte de ces bougres-là ? Heureux le jour où je fouterai le collège[1] au Diable ; heureux, trois fois heureux, ter, quaterque beatus, celui qui comme toi en est sorti ! Mais encore un an, et après en route ! Sur laquelle ? Je n’en sais rien, mais je voguerai loin de cette galère et c’est tout ce que je demande maintenant.

Il y a pourtant bientôt un an que nous ne nous sommes vus ; cela est long. Dis-moi quand tu viendras à Rouen passer quelques jours avec nous. Nous recommencerons nos usuelles promenades sur les coteaux, la pipe à la bouche, tout seuls, parlant dans les champs. Tu me diras toute ta vie de cette année, tes joies et tes ennuis, ce que tu as fait. Nous nous verrons un peu face à face. Et moi, qu’aurai-je à te dire ? Rien, presque rien. Ma vie est vide, mon cœur ne l’est pas moins.

Eh bien, me voilà presque sorti des bancs, me voilà sur le point de choisir un état. Car il faut être un homme utile et prendre sa part au gâteau des rois en faisant du bien à l’humanité et en s’empiffrant d’argent le plus possible. C’est une triste position que celle où toutes les routes sont ouvertes devant vous, toutes aussi poudreuses, aussi stériles, aussi encombrées, et qu’on est là douteux, embarrassé sur leur choix.

J’ai rêvé la gloire quand j’étais tout enfant, et maintenant je n’ai même plus l’orgueil de la médiocrité. Bien des gens y verront un progrès ; moi j’y vois une perte. Car enfin, pourvu qu’on ait une confiance, chimérique ou réelle, n’est-ce pas une confiance, un gouvernail, une boussole, tout un ciel pour nous éclairer ? Je n’ai plus ni convictions, ni enthousiasme, ni croyance. J’aurais pu faire, si j’avais été bien dirigé, un excellent acteur, j’en sentais la force intime ; et maintenant je déclame plus pitoyablement que le dernier gnaffe, parce que j’ai tué à plaisir la chaleur. Je me suis ravagé le cœur avec un tas de choses factices et des bouffonneries infinies ; il ne poussera dessus aucune moisson ! Tant mieux ! Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on ne verra mon nom imprimé ; je n’en ai plus la force, je ne m’en sens plus capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. Je me serais rendu malheureux, j’aurais chagriné tous ceux qui m’entourent. En voulant monter si haut, je me serais déchiré les pieds aux cailloux de la route. Il me reste encore les grands chemins, les voies toutes faites, les habits à vendre, les places, les mille trous qu’on bouche avec des imbéciles. Je serai donc bouche-trou dans la Société, j’y remplirai ma place, je serai un homme honnête, rangé, et tout le reste si tu veux ; je serai comme un autre, comme il faut, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet, ce qui est encore plus bête, car il faudra bien être quelque chose de tout cela et il n’y a pas de milieu. Eh bien, j’ai choisi, je suis décidé : j’irai faire mon droit, ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien. Je resterai 3 ans à Paris, à gagner des véroles et ensuite ? Je ne désire plus qu’une chose, c’est d’aller passer toute ma vie dans un vieux château en ruines, au bord de la mer.

Tout à toi, mon ami.

Pardonne-moi l’ennui que ma lettre t’a procuré ; la maladie est contagieuse.


  1. Voir Mémoires d’un Fou, dans Œuvres de jeunesse inédites, I, p. 490.