Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0032
Tu me reproches une longue lettre, je t’en reproche une petite La mienne, tu seras forcé de l’avouer quand tu l’auras bien méditée et reméditée, était superbe en un endroit ; c’était celui de l’accumulation et de la classification des plats. J’ai été choqué de voir que tu ne l’avais pas admirée ; tu n’en a pas compris le sens allégorique, symbolique et tout le parti qu’on pouvait en retirer sous le point de vue de la philosophie de l’histoire. Je te défie de me citer une faute échappée. Une omission de quelque grand’œuvre, ça se pourrait encore ; mais un anachronisme, une rococotterie, une cochonnerie, cela est impossible, cela n’est pas ; je le soutiendrai à pied, à cheval, armé et en champ clos, comme auraient pu dire Scudéry ou Lacalprenède. Montre-la à Alfred et tu verras qu’il admirera mon lyrisme culinaire, mon enthousiasme de sauces et de liquides.
Pourquoi, misérable, m’écris-tu si brièvement et à de si longs intervalles. Je m’attendais à quelque beau récit de la conquête d’un nouveau chameau, à la traversée de quelque nouveau désert et à la description pittoresque d’une orgie satanique et échevelée. À propos, je te somme de me raconter la dernière et d’y mettre tout le soin possible, d’employer toute la vigueur de ta plume, tout le coloris de tes pinceaux, pour me peindre cette scène de la nature. Dis-moi aussi à quelle époque on aura le plaisir d’embrasser ces lèvres aimées, parfumées de pipes et gercées de petits verres (et non d’alexandrins), si tu prends tes vacances avant l’époque légale et vers quel temps tu viendras à Rouen. J’y resterai toutes les vacances, Achille étant parti en Italie et mon père ne voulant pas laisser faire sa visite par cette canaille de L***. Nous voilà confinés pour deux mois dans cette huître de Rouen. Nion m’a dit que tu amènerais Madame ; je serais curieux de la voir, de lui offrir mes hommages ; si tu veux même je la présenterai en bonne société. Réponds-moi à toutes ces questions-là, mon vieux. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, un an bientôt ; c’est long pour nous, qui nous voyions à chaque heure de la journée, et qui nous nous [sic] foirions au nez nos idées, nos caprices, nos boutades de chaque instant. Il sera bon pour moi de converser quelque temps avec ce vieux gars que je me figure souvent se voiturant dans les rues de Paris, le cigare au bec. Dis-moi ce que fait Alfred, Pagnerre, etc…, et ce cher grand homme de Degouve-Denuncques que j’oubliais (quelle horreur si la postérité allait faire comme moi !). Où en est-il ? Voilà sa publication sur le mois de mai finie ; que va-t-il faire ? Une correspondance de province, un courrier pour le Colibri de Rouen ; c’est assez serin, mais au reste c’est la saison, ça enrichira la collection complète.
Narcisse est marié. Pauvre garçon, le voilà vérolé au cœur pour le reste de sa vie ; il y avait pourtant du beau et du bon dans cette nature-là. Né sous un lambris au lieu d’être venu sous le chaume, dans les champs, ça aurait fait peut-être un grand artiste, meilleur, à coup sûr, que ce jeune prêtre qui veut être un Molière, un Goethe, un cabotin et un grand homme, et qui est pion ! Qu’il y a loin pourtant du quinquet fumeux de l’étude, du pupitre de bois et des rideaux blancs du dortoir, aux splendeurs du théâtre à rampe illuminée, à ses femmes parées qui battent des mains, à ses triomphes qui enivrent, à ses joies qui sont de l’orgueil ! A-t-il assez de génie pour franchir la distance, pour traverser la rue, pour mettre un pied sur la borne ? J’en doute fort et je voudrais le voir abandonner un peu la théorie et la critique pour la pratique, la rêverie pour l’action, l’aurore qu’il croit si beau [sic] pour le jour peut-être brumeux !
Allons, maintenant me voilà lancé dans le parlage, dans les mots ; quand il m’échappera de faire du style, gronde-moi bien fort ; ma dernière phrase qui finit par brumeux me semble assez ténébreuse, et le diable m’emporte si je me comprends moi-même ! Après tout, je ne vois pas le mal qu’il y a à ne pas se comprendre ; il y a tant de choses qu’on comprend et qu’on ferait tout aussi bien de ne pas connaître, la vérole par exemple ; et puis le monde se comprend-il lui-même ? Ça l’empêche-t-il d’aller ? Ça l’empêchera-t-il de mourir ? Nom de Dieu que je suis bête ! Je croyais qu’il allait me venir des pensées et il ne m’est rien venu, turlututu ! J’en suis fâché, mais ce n’est pas de ma faute, je n’ai pas l’esprit philosophique comme Cousin ou Pierre Leroux, Brillat-Savarin ou Lacenaire, qui faisait de la philosophie aussi à sa manière, et une drôle, une profonde, une amère de philosophie ! Quelle leçon il donnait à la morale ! Comme il la fessait en public, cette pauvre prude séchée ! Comme il lui a porté de bons coups ! Comme il l’a traînée dans la boue, dans le sang ! J’aime bien à voir des hommes comme ça, comme Néron, comme le Marquis de Sade. Quand on lit l’histoire, quand on voit les mêmes roues tourner toujours sur les mêmes chemins, au milieu des ruines, et sur la poussière de la route du genre humain, ces figures-là ressemblent aux priapes égyptiens mis à côté des statues des immortels, à côté de Memnon, à côté du Sphinx. Ces monstres-là expliquent pour moi l’histoire, ils en sont le complément, l’apogée, la morale, le dessert ; crois-moi, ce sont les grands hommes, des immortels aussi. Néron vivra aussi longtemps que Vespasien, Satan que Jésus-Christ. Ô mon cher Ernest, à propos du Marquis de Sade, si tu pouvais me trouver quelques-uns des romans de cet honnête écrivain, je te les payerais leur pesant d’or. J’ai lu sur lui un article biographique de J. Janin qui m’a révolté, sur le compte de Janin, bien entendu, car il déclamait pour la morale, pour la philanthropie, pour les vierges dépucelées ! Adieu, je n’en finirais pas et je m’arrête en t’embrassant. Barbès est gracié. Ça m’est égal ! L. [Philippe] lui a fait grâce. — Idem ! — Voilà deux paillasses, un qui joue l’héroïsme, un autre la clémence !