Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0018

Louis Conard (Volume 1p. 22-23).

18. AU MÊME.
Paris, ce 24 août 1835.
Cher Ernest,

Voilà au moins une bonne nouvelle à t’annoncer : nous arriverons jeudi soir chez tes bons parents, nous ne pouvons te dire l’heure précise, seulement nous partirons jeudi matin vers 6 ou 7 heures. Oui morbleu, nous arrivons jeudi soir chez vous et avec toute la famille, et Achille[1] encore, Achille encore, oui, lui en personne, oui, Achille, oui, tu as bien lu, tu ne t’es pas trompé, mais je vais te dire toute l’histoire. Tu sais que nous devions le laisser à Paris ; ce matin, en allant faire une visite à un médecin de Paris (M. Jules Cloquet) papa qui savait qu’il allait faire un voyage en Écosse lui proposa en riant de prendre Achille pour compagnon. L’autre le prit au mot et voilà mes gens qui vont s’embarquer au Havre le 3 ou le 4, pour courir l’étendue des trois royaumes. Achille revient avec nous à Rouen et nous allons avec lui mettre le complément à notre voyage en vous allant embrasser ; nous aurons mangé notre pain blanc en dernier lieu.

J’étais à Nogent quand les accusés[2] d’avril sont passés : oui, j’ai vu Caussidière avec ses formes athlétites [sic], l’homme à la figure mâle et terrible ; j’ai vu Lagrange. Lagrange, c’est l’œil de César, le nez de François Ier, la coiffure du Christ, la barbe de Shakespeare, le gilet à la Républicaine ; Lagrange est un de ces hommes à la haute pensée, Lagrange c’est le fils du siècle comme Napoléon et V. Hugo. C’est l’homme de la poésie, de la réaction, l’homme du siècle, c’est-à-dire l’objet de la haine, de la malédiction et de l’envie. Il est proscrit dans ce monde, il sera Dieu dans l’autre.

À toi de cœur.


  1. Frère aîné de Flaubert, qui épousa quatre ans plus tard, le 1er juin 1839, Mlle Julie Lormier. Voir p. 47.
  2. Conspirateurs républicains d’avril 1834, condamnés le 5 mai 1835