Correspondance d’Orient, 1830-1831/021

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LETTRE XXI.

SOURCES DU SIMOÏS, LE MONT IDA.

Koumbalé, 28 juillet 1830.

Je ne veux point quitter le Simoïs sans vous faire connaître son cours et sa source au mont Cotylus. Depuis que j’ai abordé sur cette côte, j’ai souvent interrogé mes guides, les habitans et les voyageurs que j’ai rencontrés. Dans mes questions et dans mes recherches, je n’ai oublié ni le fleuve qui entoure l’Acropolis de son lit sinueux et profond, ni le mont Ida, si souvent visité, par Jupiter, et devenu comme un nouvel Olympe pendant toute la durée du siège de Troie. Je remettrai sous vos yeux l’extrait de tout ce que j’ai pu recueillir, et les souvenirs de mes lectures viendront se mêler à mon reçit que je veux rendre aussi complet qu’on peut le faire dans une lettre écrite à la hâte et parmi les fatigues et les embarras d’un long voyage.

Il n’y a guères que les savans qui donnent au fleuve venu du Cotylus le nom de Simoïs : on ne le connaît ici que sous le nom moins poétique de Mendère. Ce n’est, à proprement parler, qu’un ruisseau, au moins pendant la plus grande partie de l’année ; mais il devient en hiver un torrent impétueux qui franchit ses rivages et inonde les plaines voisines. Son lit, profond et vaseux, ses bords élevés permettent à peine qu’on le traverse à cheval, même pendant la belle saison. Une riche végétation couvre ses rives et les petites îles que forme son courant ; une ligne de verdure, qui serpente à travers la plaine qu’il arrose, marque son cours depuis l’Acropolis jusqu’à son embouchure sous les murs de Kounkalé. De petits poissons, semblables aux goujons de nos rivières, y cherchent les lieux où l’eau abonde. On y trouve beaucoup de tortues d’une belle grosseur, qui les unes se traînent sur le rivage, et les autres grimpent jusqu’aux branches des saules ou des platanes pour retomber ensuite au moindre bruit. On voit çà et là sur les sables du fleuve des écailles de tortues vides dont les taches vérités, jaunes et brunes présentent au soleil une bigarrure mobile et changeante.

Depuis l’Acropolis de Troie jusqu’à la plaine de Beiramitche, située à quatre heures de là, au sud-est, le Simoïs se trouvé resserré entre deux montagnes couvertes de rochers et de sapins ; son cours prend alors un aspect plus sauvage, et ressemble en quelques endroits à une fondrière ou à un abîme. Le lit du fleuve que nous avons suivi pendant deux heures offre aux voyageurs des troncs d’arbres déracinés, des monceaux de sable de la hauteur de l’homme, des îlots recouverts de verdure où croissent des saules et des platanes ; ici des eaux profondes amassées le long de la rive, là un courant d’eau murmurant sur des cailloux, et, sur les deux cotés qui bordent le fleuve, des rocs menaçans, des pentes escarpées et de sombres forêts de sapins. Quand on a remonté le Simoïs l’espace de trois lieues, on arrive à la ville d’Énée, adossée à des rochers, ombragée par des bois de cyprès et dominant une vaste plaine. Près de cette ville est un tumulus appelé par les habitans Éné-tépé ou sovran-tépé (le tombeau d’Énée ou le tombeau du roi) ; plusieurs savans ont cru y voir le tombeau du fils d’Anchise. La plaine de Beiramitche, qui s’étend au-delà de la ville d’Énée, à sept ou huit lieues d’étendue. Le Simoïs la traverse dans sa longueur ; plusieurs rivières l’arrosent dans toutes ses parties ; on y voit partout des champs bien cultivés, des jardins et des villages où la misère ne se montre point ; les rives du Simoïs, quand l’eau des pluies s’est retirée, sont livrées à la culture comme les rives du Nil, et le lit du fleuve est couvert en été des plus belles pastèques du pays.

Avant d’entrer dans la plaine de Beyramitche, le Simoïs s’avance entre de hautes collines boisées, qui rappellent aux voyageurs européens les paysages si pittoresques de la Suisse et du Tyrol. Des pâturages et des troupeaux, des vignes, des moissons, des chaumières se mêlent aux rocher arides, aux cavernes sauvages, aux noires forêts. Non loin de Beyramitche, vers l’Orient, est une colline isolée de forme conique, que les gens du pays appellent Kurchumlu-tépé ; c’est sur cette colline que s’élevait l’ancienne Cébrenne. On y a trouvé des restes de grands édifices, beaucoup de colonnes, des fragmens de verre et de poterie. Au sommet de la colline, plusieurs voyageurs ont remarqué les ruines d’un temple qu’on croit avoir été consacré à Jupiter idéen, les pierres qui en forment les murailles sont aussi grossièrement travaillées que celles que nous avons vues à Tyrinthe dans l’Agolide, ce qui annonce la plus haute antiquité ; un bois de chêne y couvre de grosse pierres carrées, rangées en cercles druidiques.

Après trois heures de marche, on arrive au village d’Argillars (village des chasseurs), c’est le dernier lieu habité de ce côté de la Troade. Après Argillars, viennent les vallées désertes et les hauteurs escarpées de l’Ida. La route devient raide et pierreuse ; à droite et à gauche, l’œil aperçoit tantôt d’énormes masses de pierres calcaires, tapissées de mousse, d’herbes et de lierre rampant, de hauts sommets de granit qui paraissent comme des ruines de vieux châteaux ; tantôt des amphithéâtres naturels, ornés de roches taillées en colonnades et couronnés de noirs sapins. Un bruit sourd avertit le voyageur qu’il approche des sources du fleuve ; vous entendez la chute des eaux, et la grande voix du Simoïs est la seule qui retentisse dans ces solitudes. Ce désert sombre et montagneux, avait attiré dans son sein les cénobites du troisième et du quatrième siècle. On voit encore sur le penchant des collines et sur les bords escarpés du fleuve naissant, les ruines d’anciennes chapelles et de cellules abandonnées. Il faut croire que le mont Ida fut quelque temps, comme le mont Athos, la retraite de la piété fervente qui s’exilait du monde. Ainsi Homère et la Bible avaient tour à tour animé ces lieux déserts. On adora les images de la Vierge dans les lieux où les trois déesses avaient disputé le prix de la beauté. Ces montagnes poétiques, qui avaient inspiré le chantre d’Achille, répétèrent alors les hymnes sublimés d’Isaïe et de David. Des pans de murailles présentent encore des images, assez bien conservées, de la Vierge et des Saints ; ce qui prouverait que les chapelles et les cellules, des cénobites chrétiens n’ont été abandonnées que depuis la conquête des Turcs. L’islamisme victorieux n’a pointa selon sa coutume, converti en mosquées les sanctuaires de l’Ida. Les moines musulmans n’aiment guères l’austère solitude, et, si je puis parler ainsi les échos du désert n’ont jamais beaucoup appris à redire les versets du Coran.

Après avoir traversé }es sites que je viens de décrire, on se trouve tout à coup devant une magnifique cascade dont la chute parait être de cinquante ou soixante pieds. Elle se précipite et bondit de roche en roche, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le fond de la vallée qui est à trois ou quatre cents pas de la source. On monte sur des pointes de roc, et de là, on découvre un assez, grand bassin qui reçoit d’abord les eaux. Au-dessus de ce bassin est une caverne ou un antre profond, dans lequel roulent et s’amassent les eau du fleuve, et d’où elles s’échappent ensuite avec grand bruit. Le bassin est ombragé par des coudriers et des platanes ; au-dessus de la cascade, on voit quelques bouquets de pins et de chênes ; par delà, l’œil aperçoit un ravin stérile, un précipice effrayant. Si ce tableau est exact, vous avouerez que le Simoïs mérite bien les hommages de l’Épopée, et, qu’en s’échappant des flancs de la montagne, il se montre tout à fait digne de la divine origine qu’Homère lui a donnée.

Quand on est arrivé à la source du fleuve, on distingue facilement les quatre sommités de l’Ida ; la première de ces sommités, c’est le Cotylus, qui signifie, en grec, coupe ou Vase à boire ; la seconde s’appelle Petna (panier d’osier) ; ]a troisième se nomme Alexandria, du nom de Paris, qui, s’appelait aussi Alexandre, et qui jugea en ce lieu les trois déesses ; le quatrième sommet porte le nom de Gargare (la neige). Tous ces pics forment l’Ida, qui était appelé chez les anciens Scolopandre (animal à mille pieds), à cause de sa configuration. Les Turcs appellent cette montagne, Montagne de l’Oie parce qu’elle ressemble, par ses ramifications, à une patte d’oie. Les sommets de l’ida, et surtout le Gargare, étaient consacrés dans l’antiquité à Jupiter ; le penchant et le bas de la montagne étaient consacrés a Cybèle. L’Ida n’a point de vallée qui ne soit arrosée par un ruisseau ou par une rivière, ce qui rappelle ces expressions d’Homère : Montagne abondante en sources et mère des eaux. Toutes les rivières qui arrosent la Troade, excepté le Scamandre, viennent de là : les Ésepus, le Granique et le Rhodius y prennent aussi leur source.

L’Ida, comme l’Etna en Sicile, offre aux regards une triple zone. La première est une terre cultivée, la seconde est couverte de forêts ; la troisième de neiges et de frimas. C’est à la source du Simoïs que commence la région des bois : cette région élevée, produit d’énormes sapins, dont on extrait la poix et la thérébentine. Des huttes, des fourneaux construits dans ces déserts annoncent la présence des ouvriers qui viennent de plusieurs parties de la Troade exploiter ce genre d’industrie, et vivent là pendant trois mois de l’année parmi les ours, les tigres et les léopards. Il arrive quelquefois, m’a-t-on dit, que le feu prend à ces vastes forêts ; alors on voit çà et là des milliers de pins, brûlés et noircis par le feu, opposant leur teinte sombre à la blancheur des sommets neigeux et au vert foncé des arbres que n’a point atteints l’incendie. C’est dans cette partie de l’Ida que le vaillant Mérion, compagnon d’Idoménée, vint couper les pins et les chênes pour élever le bûcher de Patrocle. « Les soldats emportant des haches tranchantes, des cordes ou des liens, poussaient les mulets devant eux ; arrivés dans les bois, ils abattent de grands arbres dont la chute fait retentir la montagne, on charge ensuite les mulets qui reprennent la route du camp, et chaque soldat, prend un tronc d’arbre sur ses épaules par ordre de Mérion. »

La région des neiges est presque inaccessible depuis le mois de novembre jusqu’au mois de mai. Un voyageur anglais a trouvé sur ce sommet glacé une surface unie de forme, oblongue, où se voit un mur grossièrement construit, renfermant des morceaux de marbre. Cette clôture a-t-elle été une chapelle, un temple, où simplement un abri pour les pasteurs ? Le Gargare, d’après le calcul de l’ingénieur Kauffer ne serait élevé que de sept cent soixante quinze toises au-dessus de l’Hellespont, ce qui n’égalerait pas la hauteur du Puy-de-Dôme, qui s’élève à huit cents toises au-dessus du niveau de la Méditerranée.

L’Anatolie n’a point de spectacle qu’on puisse comparer à celui du Gargare. L’antiquité croyait que les sommets de l’Ida, féconds en prodiges, étaient une des demeures choisies de la divinité. Homère s’empara de ces croyances religieuses qui favorisaient la poésie épique ; et de là ce merveilleux qui dans son poème s’unit partout à l’exactitude et à la fidélité des descriptions. Vous ne sauriez croire combien cette exactitude scrupuleuse dans les couleurs qu’il emploie, donne d’intérêt et de charme aux magnifiques tableaux du poète. Tout le monde, par exemple, a pu admirer ce beau passage de l’Iliade dans lequel Junon, précédée de Morphée, et parée de la ceinture de Vénus, va séduire sur le mont Gargare le maître du tonnerre. Tout ce tableau est admirable ; mais on est frappé bien davantage lorsqu’on a vu le mont Ida. lorsqu’on a parcouru ces montagnes dont la déesse a franchi les cimes ; on les voit s’élever progressivement depuis le cap Lectos jusqu’à la pointe du Gargare, comme les gradins d’un vaste amphithéâtre, ou comme les degrés d’un escalier divin réservé aux habitans de l’Olympe. Les grandes vues de la Troade et les tableaux d’Homère se mêleront toujours et resteront confondus dans mon esprit. Les hauteurs du Gargare où règnent les orages, les vallées où sourit le printemps, les rives du Scamandre et du Simoïs la nature du climat et les beautés du ciel d’Orient, tout ce spectacle se retrouve sans cesse dans l’Iliade avec ses merveilles et ses variétés infinies. Soit qu’il nous représente Jupiter assis au sommet de l’Ida, entouré de majesté, lançant la foudre ébranlant la terre, soit qu’à travers les vapeurs légères d’un nuage d’or, il nous montre le safran parfumé, le lotot délicat, la blanche hyacinthe et mille autres, fleurs croissant à l’envi autour de la couche des dieux, vaincus par l’amour, Homère exprime toujours fidèlement les impressions diverses que font naître les paysages tour à tour rians et sublimes de ces contrées. Par là, le merveilleux du poète ne cesse point d’être naturel et vrai ; les tableaux qu’il nous présente ont souvent un air de grandeur, d’exagération même qui n’en altère point la vérité, et tout s’y voit comme dans ces verres de l’optique, où les objets grandissent, mais conservent toujours leurs formes et leurs proportions. Plus on a vu le pays que nous parcourons, et qu’Homère a sans doute visité lui-même plusieurs fois, plus on reconnaît que non seulement il a décrit les lieux avec fidélité, mais que les lieux ont soutenu, ont animé son génie, et lui ont fourni une grande partie de ses images et quelques-unes de ses plus belles conceptions.