Correspondance d’Orient, 1830-1831/020

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LETTRE XX.

LA NOUVELLE ILION.

Kounkalé, le 28 juillet 1830.

L’aurore quittait à peine la couche du beau Triton pour annoncer la lumière aux dieux et aux hommes ; J’emprunte cette image à Homère pour vous dire qu’il était quatre heures du matin, lorsque, nous sommes partis pour faire notre seconde promenade sur l’emplacement de Troie. Nous étions venus hier à Kounkalé en suivant les rives du Scamandre ; nous avons remonté aujourd’hui les rives du Simoïs. Après avoir traversé un pont de bois, à un mille au-dessus de Kounkalé, nous nous sommes trouvés sur un terrain, moitié cultivé, moitié marécageux : nous avions à notre gauche le beau d’Ajax et la petite rivière d’Halileli, que des voyageurs ont pris à tort pour le Timbrius. Le cimetière commun des soldats d’Agamemnon a d’abord frappé notre attention ; et le cimetière actuel du village de Koun-Keui nous a montré, tout près de là, des ruines grecques parmi des sépultures turques. Nous avons laissé au nord la belle vallée de Thoumbrek, qu’il ne faut pas confondre avec là vallée de Thimbré, et, au midi, le Simoïs qui se rapprochait de nous par une de ses sinuosités. Continuant notre marche du côté de l’est, nous avons atteint les hauteurs sur lesquelles fut bâtie la nouvelle Ilion (Ilium recens). Du haut de ces collines, on voit, à l’orient, le tumulus qu’on appelle le tombeau d’Œsiétès, au nord, le village élevé de Tchiblack ; plus loin une colline qu’on croit être le Callicone, ou la belle colline d’Homère. Tous ces lieux se trouvent exactement indiqués dans la carte de M. de Choiseul ; et, cette carte à la main, vous n’aurez pas de peine à nous suivre dans notre promenade jusqu’à l’Acropolis de Troie.

Les voyageurs ne s’accordent point entre eux sur la véritable position de la belle colline d’Homère. Celle qui se présente ici devant nous répond à la description qu’on en trouve dans l’Iliade. Sa forme élégante et la verdure qui la couvre encore dans la saison brûlante où nous sommes nous l’ont fait juger digne d’avoir servi de siège aux habitans de l’Olympe. Vous savez que les dieux, amis de Troie, s’asseyaient sur les hauteurs de Callicolone pour voir les combats des Troyens et des Grecs, tandis que les dieux, amis de la Grèce, étaient assis sur les rochers nus qui bordent la mer Egée. Ainsi, l’Olympe assistait à la guerre de Troie comme le peuple des anciennes cités assistait aux jeux du Cirque. Ce spectacle dura dix ans ; et les dieux, si on en juge par l’Iliade ne paraissaient point s’ennuyer à d’aussi longs combats, tant étaient vives et ardentes les passions qui animaient les acteurs et les spectateurs.

Les avis sont aussi partagés sur le tombeau d’Œsiétès, que plusieurs auteurs ont placé de l’autre côté du Scamandre. J’adopte volontiers l’opinion de M. de Choiseul, qui le place près de la nouvelle Ilion. Du haut du Tumulus qui s’offre à nos regards, Polytès, envoyé par les Troyens pour épier les mouvemens des Grecs, pouvait voir facilement, et sans être vu, tout ce qui se passait à l’embouchure du Simoïs. Le Vieux Calafatli, village bâti sur les hauteurs d’Ilium-recens, et le village de Tchiblack, situé à l’extrémité septentrionale de ces collines, sont entourés d’antiques débris. On a cru reconnaître au milieu des ruines dispersées autour de Tchiblak les fondations de la citadelle d’Ilion, et des restes de murailles bâties au temps de Lisimaque. Ces ruines de plusieurs époques se trouvent éparses dans des champs cultivés, et les épis jaunes de la moisson et le pampre des vignes dérobaient ces vieux restes à nos regards. Beaucoup de marbres de la nouvelle Ilion sont répandus dans des cimetières et servent d’ornemens aux sépulcres. Il n’est pas un paysan musulman de ces contrées qui, après sa mort, ne repose sous quelques précieux débris de l’antiquité. Des fouilles faites par les gens du pays, les tremblemens de terre et les pluies ont quelquefois mis à découvert des bas-reliefs et des médailles où les noms d’Hector et d’Enée se trouvent mêlés à ceux d’un prince d’Asie ou d’un empereur romain.

Le pays, qui s’étend maintenant sous nos yeux, resta long-temps désert après la destruction de Troie ; les solitudes d’Ilion, toujours fidèles au culte de Minerve, n’avaient guères pour habitans que des barbares nomades. Les Éoliens établis à Lesbos et quelques peuples de la Thrace y laissaient des colonies passagères ; enfin, sur la foi des oracles, les Antipaléens se fixèrent sur le territoire de la nouvelle Ilion, qui ne fut bâtie que plusieurs siècles après la vieille cité. Les anciennes traditions de la guerre de Troie subsistaient encore, mais on ne savait plus à quel lieu ou à quel peuple devaient se rattacher des souvenirs vagues, et confus. Au milieu de ces traditions incertaines, une cité nouvelle se déclara la ville de Minerve ; elle usurpa, sans contestation, les privilèges, le nom et la gloire de laïcité de Priam. Le patriotisme jaloux des habitans ne permit pas même qu’il subsistât sur l’emplacement de la première cité des ruines qui pouvaient accuser la vanité de leurs prétentions. Les Iliens avaient leur Pergama, leur Palladium qu’ils montraient aux étrangers, et se vantaient d’habiter une ville bâtie par Neptune et par Apollon.

La cité ilienne était gouvernée d’abord par les prêtres de Minerve : l’imagination des Iliens s’était fait une religion avec les souvenirs de l’Iliade. Ils adoraient les dieux protecteurs de Troie ; ils révéraient la mémoire des héros qui s’étaient couverts de gloire dans les champs troyens ; le peuple effrayé, croyait les voir apparaître au milieu des nuits, et renouveler sur les bords du Simoïs les batailles décrites par Homère. Achille, Hector, Diomède, les deux Ajax couverts de leurs armes, Pallas, Neptune, le dieu de la guerre combattant dans la mêlée, quel terrible spectacle ! La multitude eut besoin d’être rassurée contre de semblables apparitions, et l’histoire nous a conservé le nom d’une plante de la Troade qui avait la vertu singulière de guérir les habitans de la frayeur que leur causaient les héroïques images de l’épopée.

Alexandre, visitant la nouvelle Ilion, se prosterna devant les autels de Minerve Ilias, et se revêtit des armes qu’on lui disait avoir appartenu aux guerriers célébrés par Homère. Lorsque les Romains pénétrèrent en Asie, ils crurent retrouver, comme Alexandre, la glorieuse patrie d’Hector, et le souvenir de leur parenté avec le fils d’Ënée, leur fit mettre un grand prix à la conquête d’Ilion. Tite-Live nous apprend que les Romains et les Iliens se félicitèrent de leur commune origine. On dit même que, sur la fin de sa vie, Auguste avait formé le projet de transporter le siège de son empire à Ilion, et que l’ode, si souvent citée d’Horace, Justum et tenacem, avait pour objet de l’en détourner. La nouvelle Troie fut protégée par Germanicus, persécutée par Tibère, visitée par Caligula ; elle eut beaucoup à souffrir des guerres civiles qui troublèrent l’empire romain. Les barbares la ravagèrent ensuite plusieurs fois, et l’histoire sait à peine comment elle disparut au moyen-âge. Quand le christianisme se montra dans ces poétiques régions, la nouvelle Troie cessa d’être la ville de Minerve pour devenir le siège d’un évêché, souvent cité dans les annales de l’Église. Ce souvenir est le dernier que l’histoire nous ait laissé de la seconde ville d’Ilion.

Lorsque les Turcs poussèrent leurs conquêtes jusqu’au Simoïs, on doit croire qu’ils ne trouvèrent rien à détruire dans Ilium recens, et qu’ils s’occupèrent peu de savoir à quelle ville devaient appartenir des ruines dispersées sur les collines. Leur invasion dans la Troade ne fit qu’ajouter à la confusion, et ce n’est que dans les temps modernes, et avec le secours d’Homère, qu’on a pu reconnaître un pays où la guerre, la barbarie, et les fausses traditions avaient tout effacé. Les anciens géographes, tels que Strabon et Démétrius de Sepsis, avaient adopté les traditions mensongères des IIiens, et changé la dénomination des fleuves. Le Scamandre et le Simoïs avaient perdu leur gloire et même leur nom, et la géographie, comme l’histoire, ne trouvait plus devant elle que des incertitudes et des ténèbres. Pour retrouver la Troade des premiers temps, la Troade d’Homère, il a fallu d’abord reconnaître les sources et le cours des fleuves si souvent cités dans l’Iliade. C’est ce qu’a fait M. Lechevalier, et je me plais à répéter ici que toutes ses explications paraissent claires et satisfaisantes. La plupart des voyageurs ont rendu justice au résultat de ses recherches. Mais, parmi les savans qui voyagent dans les contrées lointaines, il s’en rencontre toujours quelques-uns qui ne se mettent pas en chemin avec l’intention de voir les choses comme d’autres les ont vues ; notre public d’Europe veut du nouveau, et lorsqu’il ne reste rien de nouveau à dire, on y supplée par des paradoxes et des systèmes improvisés qui ont l’air d’une nouveauté ou d’une découverte. Je citerai pour exemple le docteur Clarke qui, pour ne pas reconnaitre avec M. Lechevalier l’emplacement de Troie à Bournarbachi, a imaginé de chercher cet emplacement sur les bords d’une petite rivière, que les Turcs appellent Kalafat-Osmak (eau de Kalafat). Je sais bien que les ruines abondent dans cette partie de la Troade, et qu’on n’en trouve point, ou presque point, dans les plaines du Scamandre et sur les hauteurs où nous plaçons la ville de Priam. Mais il est moins question de trouver des ruines qui, d’ailleurs, ne remontent pas à une haute antiquité, que de chercher dans le pays les localités qui peuvent le mieux s’adapter aux descriptions d’Homère. Pour savoir où était l’ancien Ilion, il ne faut plus le demander à des fagmens de pierre et de marbre ; mais, comme je l’ai déjà dit, il suffit d’interroger les sources des fleuves, les montagnes et les collines que le temps n’a pu ni changer ni détruire, et qui sont encore ce qu’elles étaient à l’époque du siège de Troie.

En quittant Paleo-Kalafatli (le vieux Kalafat), nous avons traversé le Simoïs du docteur Clarke. C’est un ruisseau dont le cours est fort irrégulier, et qui tantôt s’écoule avec la rapidité d’un torrent, tantôt paraît comme une eau dormante au milieu des marécages. Il n’est pas aisé de croire que le Kalafat-Osmak ait jamais pu rouler dans ses flots des troncs d’arbres et des quartiers de rochers, ni des casques et des armes avec les cadavres des héros. D’après le système du voyageur anglais, la plaine où combattirent pendant dix ans les peuples de l’Asie et de la Grèce, ne serait qu’un espace de terrain qui aurait à peine l’étendue du Champ-de-Mars à Paris. Après cela, croyez à ceux qui veulent refaire la vérité et nous donner du neuf. Pour moi, je préfère ceux qui nient l’existence de Troie, comme l’a fait le savant Anglais Bryant, à ceux qui placent cette ville de manière à rendre les tableaux de l’Iliade inexacts et souvent inintelligibles.

En descendant des ruines de la nouvelle Ilion, on marche vers le nord-est, et l’on arrive au Pagus iliensium ou village des Iliens. Ce lieu n’offre rien qui mérite d’être remarqué. Ainsi, l’ancienne Troie, la nouvelle Troie et le village d’Ilion sont aujourd’hui table rase, et la grande affaire des érudits est de savoir à quel point de la carte doivent répondre ces noms illustres. Du village des Iliens, en poursuivant notre route à l’est, nous avons traversé sur un pont de pierre la petite rivière de Camara, que Démétrius et Strabon ont prise pour le Simoïs. Il nous restait à voir l’emplacement d’un monument célèbre dans l’antiquité, le temple d’Apollon, Tymbréen. Ce temple, bâti à l’embouchure du Tymbrius, était entouré d’un bois de platanes, rendez-vous des Grecs et des Troyens pendant les jours de trêve. Ce qui lui avait donné sa célébrité chez les anciens, c’est la mort d’Achille, surpris et tué par Paris aux pieds même des autels d’Apollon. On ne retrouve aucune ruine, aucune pierre, aucun platane qui indique la place du temple et du bois sacré ; seulement, le Tymbrius, bordé de saules et de lauriers roses, continue à rouler son filet d’eau limpide à travers la jolie, vallée de Tymbra, et se jette dans le Simoïs en face des collines de Bournarbachi, ou des portes Scées.