Correspondance d’Orient, 1830-1831/022

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LETTRE XXII.

LECTURE DE L’ILIADE AUX PORTES SCÉES.

29 juillet 1830.

Nous voilà revenus aux lieux où fut l’antique Ilion. Ce n’est plus pour y chercher des ruines, et pour vous décrire des collines et des vallons qui vous sont maintenant connus. Nous sommes ici avec Homère et Virgile, deux enchanteurs sublimes, qui vont repeupler ces solitudes et leur rendre un instant les dieux et les héros des anciens jours. S’il est vrai qu’autrefois dans la Grèce les pierres se soient rangées au son d’une lyre, et qu’on ait bâti des cités avec d’harmonieux accords, pourquoi la vieille poussière d’Ilion ne se ranimerait-elle pas à la voix d’Homère ? pourquoi, aux accens de cette voix immortelle, le sépulcre ne rendrait-il pas sa noble proie ? Supposons donc que les portes Scées viennent de sortir du sein des ruines, et que les pauvres chaumières de Bournarbachi ont fait place aux tours superbes de la ville de Priam.

La vue des portes Scées nous rappelle une des scènes les plus touchantes de l’Iliade ; j’ouvre le sixième livre, et je vois d’abord arriver une femme avec un enfant dont la beauté est semblable à celle d’un astre qui se lève sur l’horizon : j’aperçois en même temps un guerrier, à la démarche noble, et couvert de son casque où brille un panache ondoyant ; ce guerrier, c’est le brave Hector, la dernière espérance d’Ilion ; cette femme, c’est la fille du grand Ætion, la vertueuse Andromaque ; cet enfant, c’est le jeune Astianax. Hector, en voyant son fils, le carresse d’un sourire ; Andromaque, tout en pleurs, s’approche de son époux l’embrasse tendrement, et d’une voix entrecoupée de sanglots : « Homme trop magnanime, s’écrie-t-elle, votre courage va faire votre perte ; vous n’ayez aucune compassion de votre fils, de ce faible enfant, de votre femme qui va être si malheureuse,… ne vous exposez donc point au plus affreux de tous les malheurs… Restez au pied de ce rempart, d’où vous pourrez veiller sur vos soldats qui défendent la colline dès figuiers sauvages, le seul endroit par où les Grecs puissent escalader les murs de Troie. » Hector est touché des alarmes d’Andromaque ; mais que diraient les Troyens et les Troyennes, s’il se tenait éloigné du combat ; ne doit-il pas d’ailleurs rester fidèle à sa propre, gloire ; car on l’a toujours vu combattre aux premiers rangs. Il sait qu’un jour la ville de Troie périra avec son roi et son peuple, et lorsqu’il envisage ce déplorable avenir, ce n’est pas la mort d’Hécube, de Priam et de tous ses frères, qui l’affligent le plus, c’est le sort d’Andromaque, emmenée comme captive, et devenue la vile esclave d’une reine d’Argos. Ah ! que le noir tombeau l’enferme sous des monceaux de terre, avant que cette fatale destinée s’accomplisse, et que sa chère épouse ne soit arrachée de son palais par un vainqueur sans pitié ! En achevant son discours, Hector s’approche de son fils et lui tend les bras ; Astianax, effrayé à la vue du panache qui flotte sur le casque du héros, se rejette avec de grands cris dans le sein de sa nourrice ; le père et la mère sourient de sa frayeur, en même temps Hector ôté son casque, le pose à terre, prend son fils entre ses bras, le baise avec tendresse, et l’élevant vers le ciel, il s’adresse à Jupiter et aux autres dieux. Le héros n’a plus les tristes pressentimens qu’il avait d’abord ; car la faiblesse et l’innocence d’un enfant ont dû désarmer la colère céleste : « Faites, dit-il, en s’adressant aux dieux protecteurs de Troie, faites que cet enfant règne un jour dans Ilion, aimé de ses sujets et de ses voisins ; et que sa mère, témoin de sa gloire, sente toute la joie d’avoir un fils digne de l’amour des peuples… » Hector remet Astianax entre les mains de sa mère, qui le reçoit avec un sourire mêlé de larmes. Le héros en est attendri, et cherche à consoler Andromaque. « Femme, trop généreuse, modérez votre douleur, car il n’y a point d’ennemi qui puisse me précipiter dans la tombe avant le jour fixé par les destins, et point d’homme vaillant ou lâche qui puisse éviter son sort. Retournez à votre palais, reprenez vos toiles vos fuseaux, vos laines ; distribuez à chacune de vos femmes son ouvrage ; pour moi et mes soldats, nous allons veiller aux soins de la guerre et à la défense de Troie. » À peine Hector a prononcé ces paroles, qu’il reprend son casque, se sépare de ce qu’il a de plus cher, et vole au combat. La triste Andromaque rentré dans Ilion, en détournant souvent la tête pour revoir encore son cher époux.

Tels sont en abrégé ces adieux d’Andromaque et d’Hector, que Racine appelait divins ; vous me saurez quelque gré d’avoir ramené votre attention sur un des plus beaux tableaux de l’Iliade. Tandis qu’Ilion est menacée des plus grands désastres, qui peut retenir ses pleurs à la vue de cette scène de famille, à cette douce image des vertus domestiques ! J’ai bien souvent observé que ce n’est pas toujours le malheur qui nous attendrit ; il y a tant de malheurs sur la terre, que si leur vue suffisait pour nous arracher des larmes, il nous faudrait passer notre vie à pleurer. Beaucoup d’infortunes frappent tous les jours nos regards, et ne nous inspirent qu’une vague compassion ; mais lorsqu’au milieu d’une grande calamité, nous voyons briller quelque vertu, quelque sentiment généreux, quelque chose enfin qui s’échappe du cœur humain, c’est alors que nous sommes vivement émus : voilà ce qui fait le charme et l’intérêt du tableau que nous venons de voir. Avec quelle noble délicatesse Andromaque exprime ses alarmes ! Elle tremble, qu’Hector n’expose sa vie, mais elle ne veut point compromettre sa gloire ; sa tendresse inquiète ne le presse point de rentrer dans Ilion, mais de rester au pied du rempart, d’où il pourra veiller sur ses guerriers ; Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer ce qu’il y a d’attendrissant dans le jeune Astianax, qui s’effraye à l’aspect des armes dont Ilion attend son appui ; on sourit douloureusement à cette naïveté de l’enfance. Qui ne sait d’ailleurs combien l’image d’un enfant, mêlée aux destinées des empires, nous frappe et nous intéresse ? Nous ne sommes pas moins touchés, en voyant l’héroïsme guerrier pleurer sur le sort d’une épouse et d’un fils, sans rien perdre de son amour pour la gloire et de son dévoûment à la patrie.

Tous ces sentimens étaient vrais il y a trois mille ans ; ils le seront toujours. Je vous parlais dans mes précédentes lettres de l’admirable exactitude d’Homère dans la description des lieux ; ses peintures du cœur humain n’ont pas moins de vérité, et nous les sentons mieux ; il faut avoir vu les pays qu’a décrits le poète, pour apprécier la fidélité de ses couleurs ; mais on n’a pas besoin de venir si loin, pour sentir ce qu’il nous dit de la tendresse, de la douleur et de tout ce qui fait battre le cœur de l’homme. En quelque lieu que nous soyons, nous avons en nous-mêmes tout ce qu’il faut pour juger un tableau de mœurs et pour reconnaître l’exactitude de la poésie ou de la peinture dans tout ce qu’elles nous représentent des passions de l’humanité et des scènes diverses de la vie humaine.

Nous étions fort animés de notre lecture, et la chaleur que nous y mettions n’a pas tardé à nous attirer des spectateurs ; un petit garçon turc arrivant avec la foule, s’est approché de nous, et je l’aurais pris volontiers, avec son costume oriental, pour le jeune Astianax. J’allais l’embrasser, lorsqu’une vieille femme musulmane est accourue en criant de toute sa force : Giaour, Giaour ; il n’y avait pas moyen de la prendre pour Andromaque. En même temps des cigognes assemblées dans le cimetière voisin, faisaient entendre leur chant semblable au bruit de deux cailloux qu’on frappe l’un contre l’autre ; cette musique formait un singulier contraste avec l’harmonie des vers d’Homère.

Je crois que M. Poujoulat et moi nous étions les seuls êtres vivans, dans ce pays, à qui il pût venir une pensée ou un souvenir comme celui dont nous étions préoccupés. La Troade, si poétique pour nous et qui l’est si peu pour les Turcs, présente véritablement deux spectacles ou plutôt deux contrées différentes. Les montagnes, les rivières, les plaines, n’ont pour ceux qui demeurent dans le pays et pour ceux qui viennent le visiter, ni le même nom ni la même histoire ; le ciel, la nature, les ruines des cités ne réveillent point les mêmes sentimens, et ne parlent point le même langage pour les habitans et pour les voyageurs ; aussi avons-nous remarqué plusieurs fois que nous étions les uns pour les autres un continuel sujet de curiosité, de surprise et même de défiance.

29 juillet, 1830

COMBAT D’ACHILLE ET D’HECTOR.

Nous avons vu dans le sixième livre de l’Iliade, tout ce que les vertus domestiques ont de plus attachant ; ouvrons maintenant le vingt-deuxième livre du poème, et nous y verrons tout ce que l’épopée a de plus noble et de plus sublime dans ses tableaux. Dans ce même lieu qui retentit encore des plus touchans adieux, nous retrouvons le brave Hector, resté seul et attendant le plus redoutable ennemi des Troyens. Les portes d’Ilion sont fermées ; l’armée grecque s’avance dans la plaine ; le vieux Priam aperçoit Achille, semblable à l’astre étincelant qui répand sa lumière sinistre au commencement de l’automne. Le vieillard est saisi d’effroi, et frappant sa tête avec la main, il appelle son fils Hector, il le conjure de rentrer dans la ville ; Hécube, tout en pleurs, pousse des cris lamentables ; elle découvre son sein d’une main, et de l’autre elle le montre à son fils ; « C’est ce flanc qui t’a porté, ce sein qui t’a nourri ; pour me payer des soins de ma tendresse, écoute ma prière, et conserve ta vie si chère aux Troyens. » C’est ainsi qu’Hécube et Priam s’efforçaient de fléchir par leurs larmes et leurs supplications le courage du malheureux Hector ; le héros de Troie demeure inflexible, et rien ne peut ébranler sa résolution de combattre l’invincible fils de Pelée. Son bouclier est appuyé au pied d’une tour qui avance hors de la muraille, et son esprit s’abandonne aux plus sombres pensées. Cependant le guerrier, effroi d’Ilion, s’avance a grands pas ; le voilà devant les portes Scées, tout brillant du feu de ses armes, qui jette un éclat aussi vif que celui d’un incendie ; Hector s’éloigne des remparts, et court dans la plaine ; Achille le poursuit avec la rapidité de l’épervier qui fond sur une colombe. Du lieu où nous sommes assis, nous pouvons suivre les deux guerriers dans leur course rapide ; les voilà qui reviennent par la grande route de Troie ; il sont laissé à leur droite la colline des figuiers sauvages ; ils s’arrêtent près des sources du Scamandre. Les deux combattans s’approchent et s’évitent tour à tour ; lorsqu’Hector veut s’approcher des murailles, Achille le devance, il le ramène dans la plaine, et fait signe à ses soldats de ne pas tirer sur son adversaire, car il craint de perdre l’honneur de la victoire. Pour la quatrième fois, les combattans sont revenus aux sources du Xante ; alors Jupiter, prenant ses balances d’or, met dans les deux bassins les destinées d’Hector et d’Achille, et les élève de sa main puissante ; celle d’Hector, descend et plonge dans l’éternel abîme.

Quel spectacle nous avons devant nous ! Tout le peuple d’Ilion sur les remparts, les deux armées attentives, l’Olympe attendant avec inquiétude, le maître des dieux interrogeant les destins. Il est facile de prévoir le dénouement de ce drame héroïque Hector, abandonné par Apollon, combat encore mais ses armes, se brisent contre le boucher de son ennemi, ouvrage d’un dieu ; Achille, protégé par Minerve, redouble de fureur le héros troyen, blessé au-dessus de la cuirasse, chancelle et tombe sur la poussière. Il implore son adversaire pour obtenir la sépulture ; mais Achille est impitoyable, et ses imprécations appellent les chien et les vautours aux funérailles de son ennemi vaincu. Cependant les destins ont arrêté qu’Achille tomberait bientôt lui-même devant les portes Scées, et les dernières paroles d’Hector mourant lui annoncent cet arrêt des dieux.

En abrégeant ainsi le récit d’Homère, je l’ai sans doute beaucoup affaibli ; j’espère que vous l’aurez lu avec moi dans l’Iliade. Après les grandes images qui viennent de passer sous nos yeux vous n’êtes pas sans doute tenté de chercher aux portes Scées des débris de colonnes et des restes d’antiques murailles. Quelle ruine d’Ilion, quel monument des temps fabuleux, pourrait être comparé à ce que nous venons de lire ! Homère a bien senti qu’il ne pouvait porter plus loin l’intérêt de son récit ; l’action du poème est terminée ; les deux chants qui suivent, consacrés à la mémoire des morts, et remplis d’une mélancolie sublime sont comme ces hymnes religieux qui accompagnent au tombeau les puissances de la terre. Quintus de Smyrne, dans son poème, nous décrit longuement la destruction de Troie ; il aurait mieux fait d’imiter le silence d’Homère, qui se contente de nous montrer le désespoir d’Hécube, de Priam et d’Andrémaque, les alarmes du peuple troyen, reste sans appui. C’est à Virgile qu’il était réservé de décrire les désastres d’Ilion, puisqu’il voulait nous intéresser à la cause des Troyens ;. l’Iliade finit où l’Énéide devait commencer.

Homère a personnifié en quelque sorte deux grands peuples ou plutôt deux empires ; Ilion est tout entière dans Hector ; la Grèce respire dans le bouillant Achille. Le caractère des deux héros mérite ici toute notre attention ; Hector fut dans l’antiquité le modèle du patriotisme ; les Thébains qui, par ordre des oracles, vinrent chercher les cendres du héros pour ranimer chez eux l’amour de la patrie rendaient un solennel hommage à ce noble caractère. Quand Virgile nous dit qu’Hector eût sauvé Troie si Troie eût pu être sauvée, il ne fait qu’exprimer les sentimens des anciens ; on se plaisait à voir Homère lui-même donner au fils de Priam le nom de divin Hector. En effet quel plus beau spectacle dans les sociétés humaines que celui d’un héros qui se dévoue au salut de sa patrie et qui périt avec elle ! Dans cet Orient que nous parcourons maintenant, n’a-t-on pas vu, il y a trois siècles, un autre Hector périr au milieu des débris d’un autre Ilion et le dernier des Constantin tombant glorieusement avec Bysance, n’est-il pas plus grand aux yeux de la postérité que le prince du même nom qui avait fondé la cité impériale ?

Quant au caractère d’Achille, il est admirable comme conception épique : mais comme caractère moral, il nous révolte en certains endroits ; en voyant la fureur qu’il exerce sur le cadavre d’Hector, on a besoin de se rappeler que ce héros impitoyable pleure quelquefois comme les autres hommes, et que c’est l’amitié au désespoir qui le pousse à ces excès de barbarie. J’ajouterai une seule observation qu’on n’a point faite : Achille a le pressentiment de son trépas ; les dieux lui ont annoncé qu’il ne reverrait point son vieux père Pélée ; cette préoccupation de sa fin prochaine, qui le suit au milieu du carnage, donne à son caractère je ne sais quoi de mystérieux et de triste qui nous intéresse et nous attendrit ; en le considérant ainsi, nous ne voyons plus en lui qu’un glorieux instrument du destin, un héros qui se débat sous la fatalité. Il explique fort bien lui-même son caractère et la mission que les dieux lui ont donnée, lorsqu’il dit à Priam « Je suis éloigné de ma patrie, attaché à une cruelle guerre sur ce rivage et condamné à être le fléau de votre famille et de votre royaume ; pendant que je laisse mon père sans consolations et sans secours. »

Rappelez-vous maintenant le combat d’Énée et de Turnus dans le douzième livre de l’Énéide. Je ne crois pas que le récit de Virgile, quoique rempli de beaux vers, puisse nous faire assister aux scènes qu’il décrit, il ne donne pas l’envie de le relire sur les lieux, et personne, je crois, ne fera pour cela le voyage de Laurente. Le poète latin n’a pu emprunter à Homère ce qu’il a de plus touchant ; les personnages d’Hécube, de Priam et d’Andromaque manquent à ses tableaux. Virgile l’emporte, il est vrai, sur son rival ou plutôt sur son maître par la noblesse des sentimens, par la raison poétique, mais combien il reste au-dessous d’Homère pour la grandeur des images, pour l’intérêt des scènes dramatiques !

On peut expliquer cette différence dans le mérite des deux poètes, au moins pour certaines conceptions et pour le caractère des héros, on peut l’expliquer, dis-je, par la différence des sujets qu’ils ont traités et surtout par celle des temps où ils ont vécu. Achille est violent et impitoyable, car le sujet de l’Iliade est la chute d’une grande cité ; le poète devait montrer les passions, qui détruisent ; Enée est plus humain, plus généreux, parce que le poème de Virgile a pour objet la fondation d’un empire, et qu’il fallait nous faire voir les vertus qui fondent les états. Le poète latin appartenait d’ailleurs à une époque moins barbare ; il faut ajouter que les siècles de civilisation sont peu propres aux conceptions originales et véritablement épiques ; l’invention est le caractère des âges primitifs l’imitation, celui des âges polis.

29 juillet 1830.

LECTURE DU SECOND LIVRE DE L’ÉNÉIDE SUR L’ACROPOLIS.

Si notre séance aux portes Scées a pu vous offrir quelque intérêt, j’espère que vous me suivrez encore à l’Acropolis de Troie. Oubliez que ce plateau que vous voyez là est un plateau sauvage et nu ; à la place de ces bruyères, mettez les lauriers qui croissaient dans la demeure du vieux roi, rendez à la colline abandonnée les monumens qui ne sont plus ; nous avons devant nous les temples d’Apollon, de Jupiter et de Minerve, la haute citadelle d’Ilion, le palais de Priam, et les pavillons de ses cinquante fils et de ses belles-filles.

Nous voici à la veille du dernier jour de Troie. Le cheval d’Épéus est introduit dans la ville, au milieu de la joie publique ; on se rit des prophétiques alarmes ; les serpens venus de Tenedos enlacent de leurs replis homicides l’infortune pontife qui ose déplorer l’égarement des Troyens ; le jour se passe dans les folles joies ; écoutez les hymnes aux dieux, voyez ces festins. Mais voila que dans la nuit, le cheval de bois vomit des bataillons armés ; la. cité, qui s’était endormie au milieu des fêtes, se réveille tout à coup au bruit des temples études palais qui croulent, des cris des vainqueurs études victimes, aux gémissemens des enfans et des vieillards. Quelques épées troyennes brillent çà et là à travers les troupes ennemies, mais toute défense est vaine et le désespoir se consume en effort impuissans. Voyez la malheureuse Cassandre qu’on entraîne loin des autels de Minerve, ses beaux cheveux flottent épars sur cette terre ensanglantée, et ne pouvant tendre vers le ciel des bras chargés de chaînes, elle implore de ses regards l’appui des dieux amis de Troie. Et qu’est devenue cette Hélène, l’auteur de tous les maux ? Le fils d’Anchise vient de l’apercevoir cachée et silencieuse dans le temple de Vesta.

Je vous montrais tout à l’heure, cette tour menaçante, turrim in precipiti stantem, dont les fondemens touchaient au lit du Simoïs et dont le faîte se perdait dans la nue. L’horrible fracas qui vient frapper notre oreille, c’est la chute de cette tour livrée aux soldats d’Ulysse et de Pyrrhus ; ainsi tombée, elle laisse à découvert le palais de Priam, et nous ne voyons plus dans la royale enceinte que les pâles alarmes et le mortel désespoir.

Peut être voudrez vous savoir quel a été le sort du vieux roi dans ce grand désastre


Forsitan et Priami fuerint quæ fata requiras.


Un laurier croissait dans la cour du palais, couvrant de son feuillage les autels domestiques. C’est là que s’était réfugiée Hécubes avec les enfans qui lui restaient ; elle avait retenu à ses côtés le vieux Priam qui, malgré le poids des ans, voulait armer ses mains débiles du glaive des combats. Cette royale famille implorait les dieux protecteurs de Troie, lorsqu’un dernier fils de Priam, poursuivi par Pyrrhus cherche un asile auprès de l’autel, et tombe, percé de coups aux pieds de sa mère. Alors Priam ne peut se contenir « Toi ; s’écrie-t-il, qui verses mon propre sang en ma présence, tu serais le fils d’Achille ; non, Achille ne fut point ton père, car le meurtrier d’Hector ne me vit point sans pitié à ses genoux. » En achevant ces mots, il lance un faible trait, telum imbelle, qui effleure à peine le bouclier de Pyrrhus. Une famille en pleurs, la majesté d’un roi, la vieillesse vénérable, ne peuvent désarmer un vainqueur farouche, et le potentat de l’Asie, celui qui régnait sur tant de peuples et de pays, n’est plus qu’un grand débris étendu sur la poussière, une tête séparée du corps, un cadavre sans nom, sine nomine corpus. Le malheureux monarque avait prédit lui-même sa déplorable destinée, lorsqu’il pressait Hector de rentrer dans les murs de Troie. « Quand j’aurai perdu tous mes enfans, quand tous les maux de cette vie m’auront accablé, un soldat impie viendra plonger le fer dans mon sein, et les chiens nourris dans mon palais, et qui en gardent les portes viendront se rassasier du corps et s’enivrer, du sang de leur maître, qu’ils, ne reconnaîtront plus. »

Nous avons lu tout haut les plus beaux passages du second livre de l’Énéide ; tandis que nous faisions redire aux échos du Simoïs des malheurs qu’ils avaient depuis long-temps oubliés, nos regards se portaient sur ce tumulus solitaire qu’on appelle le tombeau de Priam, plus loin, sur cet autre tumulus appelé le tombeau d’Hector, et sur plusieurs autres tombes sans nom. Ces monumens funèbres et le désert qui les environne ajoutent leur témoignage, muet au récit éloquent du poète, et chacune de ces pierres dispersées nous dit qu’il n’y a plus d’Ilion. La vue des ruines, comme la voix des mourans, a quelque chose de prophétique ; je ne sais pourquoi les révolutions des temps passés me donnent de secrètes alarmes pour le temps où nous sommes ; je suis près de regretter les larmes que je viens de donner aux infortunes poétiques du roi Priam. Les destins n’ont pas cessé de puiser pour les rois dans le tonneau funeste et d’autres malheurs, des malheurs plus réels, viendront demain peut-être solliciter notre compassion ; mais détournons ces tristes pensées, et revenons à Virgile.

En regardant du côte du Simoïs et de l’Erinéos, nous découvrons l’endroit où fut la porte Idéenne. Le pieux Énée sortit par cette porte lorsqu’il prit le chemin d’exil. C’est Hector lui-même qui, dans un songe, a conseillé au héros de s’enfuir, car les dieux, et les hommes n’ont plus rien a faire pour Priam et pour la patrie. Énée a perdu tous ses amis, deseruere omries defessi. Après avoir noblement rempli ses devoirs de héros et de citoyen, il lui reste à remplir les devoirs de père, de fils et d’époux. Il vole au palais d’Anchise, qui renferme tout ce que les dieux lui permettent de sauver, une femme, un enfant, un vieillard. Un astre inconnu descend du ciel, brille un moment sur les toits du palais, et se dirige vers l’Ida, comme une lumière miraculeuse qui doit les conduire à travers les ténèbres de la nuit. Voyez cette famille désolée qui s’éloigne avec ses dieux domestiques, suivons des yeux le pieux Énée couvert de la peau d’un lion, portant son père sur ses épaules, tenant par la main le jeune Ascagne qui s’avance à pas inégaux, non passibus æquis ; derrière eux, Creuse marche en silence. Ces illustres fugitifs choisissent les sentiers déserts. Agités de secrètes alarmes, nous tremblons, comme Énée, au moindre vent, au moindre bruit ; nous tremblons pour son précieux fardeau et pour le faible enfant qui l’accompagne, comiti onerique tmentem. On ne se sent rassuré que lorsqu’ils ont franchi les portes et qu’on les voit s’arrêter sous l’antique cyprès qui ombrage le temple de Cérès.

En relisant ce récit dans le poète latin, n’y trouvez-vous pas tout ce qui peut émouvoir les nobles âmes, la piété filiale, la tendresse paternelle, le patriotisme, victime de son dévoûment, la vertu aux prises avec le malheur. Je pourrais vous répéter ici ce que je disais tout à l’heure, en parlant des adieux d’Andromaque et d’Hector, car la fuite du héros troyen est encore une scène de famille. Au milieu de la désolation générale, nous aimons à suivre des pénates errans et proscrits ; le malheur prend ici une physionomie d’homme, et nous pouvons distinguer tous ses traits. Nos regards se détournent des scènes confuses de la destruction, mais ils ne peuvent se détacher du spectacle que nous présentent ces derniers restes de Troie, fuyant leurs foyers détruits. Voilà ce qui fait couler nos larmes. Mais si vous n’avez pas oublié ce qu’ont promis les destins, que de nobles pensées viendront se mêler à votre douleur ! La ville éternelle va naître des cendres d’Ilion et cette famille sur laquelle vous pleurez, sera l’origine d’un grand peuple ; d’un coté c’est l’empire de Priam qui tombe, de l’autre, c’est la grandeur de Rome qui commence.

J’aurais beaucoup de choses encore à vous dire sur cette séance à l’Acropolis, mais je crains d’être au-dessous de la tâche que je me suis donnée ; je souhaite que des gens plus habiles que moi achèvent ce que j’ai commencé. Si j’étais riche, j’achèterais du sultan Mamoudh la permission de fonder sur l’Acropolis ou aux portes Scées une chaire tout exprès pour expliquer l’Énéide et l’iliade. Je crois qu’on ferait volontiers le voyage d’Orient pour suivre cette école d’Homère et de Virgile, surtout si nos érudits donnaient l’exemple ; vous venez de voir que les habitans de l’Olympe visitaient souvent la Troade, c’était là le merveilleux des temps héroïques ; le merveilleux aujourd’hui ne serait-il pas de voir d’illustres savans quitter le fauteuil académique pour voir les ruines des vieilles cités et nous enseigner les beautés des anciens ? Pourquoi les gens de lettres ne feraient-ils pas comme les botanistes qui voyagent pour étudier les plantes et les fleurs dans le pays qui les a produites et sous le ciel qui les a fait éclore ? Homère a long-temps voyagé dans ces contrées, et vous savez quels trésors de poésie il a trouvés sur les ruines d’Ilion. Que de belles pages lord Byron ne doit-il pas à son séjour dans les pays que nous parcourons ! N’avons-nous pas vu le plus illustre de nos écrivains du temps présent demander tour à tour de nobles inspirations aux grandes solitudes de l’Amérique et aux ruines de l’antique Asie !

Pour moi, simple voyageur, je n’avance à travers l’Orient que pour m’instruire et non pour instruire les autres, pour jouir des chefs-d’œuvre du génie et non pour produire en public mes propres pensées ; je n’ai point d’autre bonheur que celui de relire les poètes qui ont illustrés les lieux que je parcours. Dans quelques mois, je visiterai la Palestine, et la Bible relèvera pour moi les murailles de Sion, comme celles d’Ilion se sont relevées à la voix d’Homère ; je retirai le psalmiste et les prophètes sur les rives du Jourdain, sur les montagnes du Carmel et de Gelboë, comme je lis maintenant les chantres d’Achille et d’Énée, sur les bords du Simoïs et dans les anciens domaines de Priam. Tant que je resterai dans la Troade et sur les rivages de l’Hellespont, Homère et Virgile seront mes guides, mes compagnons de voyage, et mon itinéraire serait tout à fait incomplet, si vous ne me permettiez pas d’y revenir souvent dans mes lettres.

Kounkalé, 30 juillet 1830

LE SCAMANDRE ET LA PLAINE DE TROIE.

Nous avons passé la nuit dernière au milieu des pauvres musulmans de Bournarbachi, dans la ferme du capitan Pacha ; ayant de nous renfermer sous le toit hospitalier, nous avons respiré la fraîcheur du soir sur la colline Batthieia, et nous avons passé les premières heures de la nuit à contempler la Troade endormie. Nous voulions savoir aussi comment les étoiles brillent sous le ciel d’Ilion et comment murmure la brise qui descend du mont Ida.

Ce matin, nous avons dit adieu à nos hôtes, et nous avons quitté la ferme ou le Tchifflik, au moment où les troupeaux sortaient de leurs bergeries. Ces troupeaux, quittant le bercail à la voix des bergers et des valets de la ferme, nous ont rappelé une comparaison familière à Homère, lorsqu’il nous représente les Troyens et les Grecs sortant de leur ville ou de leur camp. Comme nous voulions revoir les sources du Scamandre, nous y avons fait porter notre déjeuner ; c’étaient des œufs frais et du lait achetés aux portes Scées ; Dimitri nous avait fait une provision de vin de Ténédos. Arrivés à la fontaine, notre festin a été dressé sur des branches d’osier et nous nous sommes étendus sur le serpolet et la sauge odoriférante.

Comme il n’y a point maintenant de fête pour nous, qu’Homère ne soit de la partie, nous avons voulu relire le passage de l’Iliade où le poète nous raconte le combat d’Achille et du Xante ; quel tableau plein de naïveté et de charme ! De tous les dieux qui président aux fleuves et aux fontaines, le Xante était sans doute le plus débonnaire ; aussi lorsqu’il ordonne à Achille de s’arrêter, celui-ci répond : Xante, je t’obéirais une autre fois ; il est curieux de voir aux prises le fleuve dieu, amoncelant ses flots écumeux pour vaincre son ennemi, et le fils de Thétis, armé vainement de son bouclier, s’attachant aux arbres de la rive, ou traversant les eaux sur le tronc d’un arbre déraciné. Le Xante appelle à son aide son frère le fier et impétueux Simoïs ; tous les fleuves et tous les ruisseaux de la Troade se liguent contre le plus redoutable ennemi de Troie ; rien n’est plus ingénieux et plus naturel que cette fiction ; dans ce qui suit, les couleurs du tableau ne sont pas moins riantes et pittoresques. La ligue des fleuves est près de submerger Achille, lorsque Junon invoque contre eux le secoure de Vulcain, on ne peut s’empêcher de sourire en voyant le dieu du feu appelée combattre la puissance de l’onde. Rappelez-vous les scènes de l’Acropplis et des portes Scées, rappelez vous les combats d’Achille et d’Hector, les combats des dieux, et représentez-vous en même temps le Scamandre poursuivi jusques dans ses roseaux par le dieu du feu ; quels contrastes pleins de poésie ! La nature n’est pas plus riche et plus variée dans ses ouvrages.

Nous aimons à suivre les combats du Xante, parce que la pensée du fleuve divin se mêle à celle d’Ilion ; il est le seul de tous les dieux que nous avons vu figurer dans la Troade, qui soit resté dans le pays ; toutefois ce fils de Jupiter a eu aussi ses révolutions ; car il se trouve soumis maintenant à la domination du capitan-pacha, qui ne le respecte pas plus que le bouillant Achille, et qui le condamne à faire tourner des moulins. Le Scamandre n’a pas moins eu à souffrir de l’ignorance de certains géographes qui ont voulu lui ôter son nom, et le placer ailleurs, ce qui équivalait à un véritable exil ; le Scamandre a néanmoins conservé les vieux marbres de sa fontaine, et sa gloire se retrouvera toujours dans l’Iliade.

Pendant que nous étions assis sous les sables du Xante, nous ayons eu la visite de plusieurs habitans du pays. Ils nous ont appris que le Scamandre est appelé par les Turcs, Bournarbachi mendéré (rivière de Bournarbachi). Le terrain d’où jaillissent les sources, porte le nom de Kir-joss (les quatre yeux). Les Turcs racontent que plusieurs génies viennent pleurer en ce lieu, et que les larmes qu’ils répandent foment les différentes sources que nous voyons. Cette origine du Xante n’est pas moins poétique que celle qui nous est donnée par Homère ; et lorsqu’il s’agit d’un fleuve, j’aime autant le voir descendre d’un génie qui pleure, que du dieu qui lance la foudre. Nous avons été charmés d’apprendre que les femmes de Bournarbachi ou des portes Scées vont encore laver leurs robes à la fontaine du Scamandre ; elles y vont en cérémonie, et à des jours marqués, comme les dames troyennes ; le linge et les vétemens sont portés sur des chars d’osier, semblables à ceux dont on se servait pour le même usage dans l’antique Ilion. Ainsi de pauvres villageois ont conservé une coutume qui remonte plus loin que le règne de Priam, et le hameau a gardé religieusement les souvenirs de la grande cité.

Nous avons demandé à nos visiteurs turcs si, parmi les sources du fleuve, il y avait une source chaude. Ils nous ont répondu que la première source, celle auprès de laquelle nous étions assis, n’était pas chaude en été, mais qu’en hiver, elle prenait un certain degré de chaleur, et qu’alors une vapeur légère s’élevait au-dessus du bassin. Ainsi, voilà le récit d’Homère confirmé par les paysans de Bournarbachi ; j’admire, d’après cela, la plupart de nos savans voyageurs, qui arrivent gravement, le thermomètre à la main, et qui prononcent sur la foi de leur instrument, comme si Homère avait pu lui-même calculer à quel degré au-dessus de zéro s’élève la chaleur de la fontaine. Nous avons demandé encore aux paysans turcs s’il n’y avait pas d’autre source dans le pays ; ils nous ont assuré qu’il n’y en avait point dans tout le territoire de la Troade ; après les sources de Bournarbachi, les seules qui existent dans la contrée se trouvent aux pieds du mont Ida. Voilà donc les thermomètres à peu près inutiles ; il ne s’agit plus de choisir entre des sources chaudes et des sources froides ; Homère dit positivement qu’à la porte de Troie il y avait deux sources ; la Troade n’en à que deux ; elles sont donc celles dont nous parle l’Iliade.

Après nous être entretenus ainsi pendant près d’une heure avec les Turcs de Bournarbachi, nous sommes montés à cheval, et nous avons repris la route de Kounkalé. Nous avons laissé à notre droite le bouquet d’arbres qui a remplacé le chêne divin d’Homère, et nous sommes descendus, par une pente douce, dans la plaine située entre le Scamandre et le Simoïs. Les terres qui avoisinent ces deux fleuves, paraissent cultivées avec quelque soin ; on y sème de l’orge, du blé, du sésame et du maïs ; vous savez que cette dernière plante nous vint de l’Anatolie pendant les Croisades, et que d’abord, cultivée en Italie, elle passa ensuite dans les provinces méridionales de la France, où elle porte encore le nom de blé de Turquie. On vient de moissonner le froment dans la plaine de Troie, et j’ai eu grand plaisir à voir les gerbes transportées sur des chars tout à fait semblables aux chars d’Achille et d’Hector. La manière de battre le blé, par le moyen d’un plateau armé de pointes de fer, et traîné par des bœufs, n’a pas changé depuis le temps d’Homère. Des pâtres grecs ou turcs, comme nous en avions vu naguères le long des rives du Xantes, jouaient du flageolet, ou tiraient des sons d’une lyre faite avec des écailles de tortue.

Telles sont aujourd’hui les campagnes que la muse de l’épopée a remplies de tant de batailles glorieuses. Cette poussière, maintenant immobile sous nos pieds, volait en tourbillons sous les chars des héros ; ces champs, qui se couvrent paisiblement de moissons, furent arrosés du sang des guerriers, et couverts de boucliers et de lances brisés. La plaine de Troie, qui a tout au plus l’étendue de la plaine de Saint-Denis, présente partout une surface plane et unie, sans aucun arbre ; des sentiers ou des chemins à peine tracés traversent la campagne en plusieurs sens ; des boulets de granit, jetés çà et là, sont les seules pierres et les seules ruines qu’on y rencontre. Le voyageur ne distingue dans cette plaine aucun endroit auquel il puisse donner un nom ; aussi Homère, dans ses récits de batailles, ne nomme-t-il pas un seul lieu qui puisse nous aider à suivre les combattans. Comme sur ce terrain vague, sur cette grande table rase aucun objet, aucune localité particulière ne venait nous distraire, il ne nous restait qu’à étudier dans l’Iliade le caractère et la physionomie des combats dont la plaine a été le théâtre. Je pourrais vous peindre ici les mœurs belliqueuses des héros et des dieux d’Homère, les passions barbares, les passions généreuses qui se montraient dans les combats, les scènes variées à l’infini d’un champ de bataille. Je pourrais vous parler des armes et de la discipline des guerriers, de leur manière de combattre ; mais après vous avoir retenu si long-temps dans les lieux où fut Troie, je ne veux pas vous poursuivre encore avec l'Iliade, et vous accabler de mon érudition nouvelle. Je ne veux pas trop imiter les héros d’Homère, qui n’en finissent point avec leurs longs discours, et je ne désire pas que vous me compariez à ce bon Nestor, qui croyait n’en avoir jamais assez dit.

Je vous ferai donc grâce de mes digressions mais ce que je ne puis passer sous silence, c’est l’accident qui nous est arrivé, et qui aurait pu terminer notre voyage d’une manière tragique. Dans, notre promenade à travers la plaine de Troie, nous nous rapprochions tantôt du Scamandre qui, à quelque distance de sa source, coule, sans bruit et sans ombrages ; tantôt du Simoïs qui conserve, pour dernière gloire, ses platanes, ses saules et ses tamarins ; nous étions près d’arriver à l’endroit où se joignaient autrefois les deux fleuves, lorsque nous nous sommes égarés dans des champs couverts de chardons étoilés ; ces chardons avaient plus de trois ou quatre pieds de hauteur ; et leurs pointes acérées atteignaient le ventre et le poitrail de nos montures. Tout à coup nos chevaux se sont emportés ; nous n’avions point de bride pour les retenir, point d’étrier pour conserver notre équilibre ; il a fallu nous résigné à une chute, et nous avons eu le sort des héros précipités de leurs chars : nous sommes tombés parmi les chardons et les ronces. Chacun de nous avait les mains et les jambes ensanglantées. Je me suis fait, pour ma part, une légère contusion au pied droit. Un érudit aurait pu ennoblir notre accident, et placer notre chute parmi les grandes scènes de l’Épopée. Il ne tiendrait qu’à nous de constater, Homère à la main, que nous sommes tombés dans l’endroit même où Junon et Minerve descendirent de leur char, et marchand sans presque toucher la terre, s’avancèrent comme des colombes vers l’armée des Grecs. Sans nous donner cette consolation poétique, nous nous sommes relevés, nous en prenant à notre guide Dimitri, et secouant tristement la poussière dont nous étions couverts. Ce qu’il y avait de plus malheureux dans cette mésaventure, c’est que nos chevaux s’étaient enfuis ; les muletiers se sont mis à courir pour les rattraper. Nous les avons attendus pendant plus d’une heure sous les saules du Simoïs ; lorsqu’ils sont revenus nous avons continué notre route et nous sommes arrivés à Kounkalé avant le coucher du soleil.