Correspondance d’Orient, 1830-1831/008
LETTRE VIII.
DESCRIPTION DES RUINES D’ATHÉNES.
Accompagnés du guide que nous avait donné le disdar, nous avons visité, pour la seconde-fois, l’emplacement et les restes du Prytanée, les colonnes encore debout du gymnase, et la place de l’Agora. Non loin de là, nous avons vu la tour des Vents ou la tour d’Andronicus. Ce qu’on admire dans cette tour, qui est de forme octogone, c’est la légèreté de sa construction l’élégance de sa voûte, l’image des vents sculptés sur les huit cotés extérieurs de l’édifice. Les dervisches danseurs ont long-temps habité la tour d’Andronicus, et leurs exercices habituels n’étaient pas sans harmonie avec les scènes représentées en dehors de ce monument. À les voir en effet danser au son de leur musique orientale, à les voir pirouetter et tourbillonner comme des fantômes aériens, n’aurait-on pas pu croire que les vents étaient rentrés ? Les derviches sont partis et la tour d’Andronicus, solitaire et dégradée, entourée de ruines, n’est plus que l’asile des oiseaux de nuit, et des lézards qui se jouent dans les fentes de ses murailles.
Nous avons visité ensuite le monument choragique, vulgairement appelé la lanterne de Démisthènes. Rien n’est plus délicat et plus fragile en apparence que la forme et les proportions de ce monument ! Le spectateur éprouve un mélange de surprise et de joie en le voyant encore debout et aussi bien conservé, tandis que tant de monumens, tant de colonnes, qui semblaient défier le temps, sont dispersés en débris et confondus avec la poussière des chemins. Dans un temps où chacun semble appelé à reprendre ce qui lui appartient, il ne faut pas oublier que la lanterne de Démosthènes, ou, pour parler le langage des Italiens, il palatino di Demostheno, fut achevée il y a un siècle et demi, par le père Simon, missionnaire français, pour la somme de cinq cent cinquante écus. La propriété fut contestée par les Grecs, et confirmée par le cadi d’Athènes, à la condition néanmoins que le révérend père montrerait aux curieux le monument dont il avait fait l’acquisition. La maison attenante à ce monument était devenue le couvent des missions, habite parades disciples de François d’Assises. Une des choses curieuses des derniers temps, c’était de voir la tour d’Andronicus appartenant aux derviches ; et la lanterne de Démosthènes aux capucins. Le couvent des missions a été détruit de fond en comble ; au milieu des ruines qui couvrent la terre, on aime à se ressouvenir que lord Byron reçut en ce lieu l’hospitalité. C’est là qu’il demeura pendant tout tout le temps que dura son séjour à Athènes. Quelques voyageurs qui l’y ont vu, racontent encore comment le noble lord vivait dans l’asile pieux qu’il s’était choisi, n’ayant pour commensal qu’un pauvre cénobite. Tantôt il se moquait du compagnon de sa solitude ; tantôt il écoutait les saintes paroles du missionnaire avec la docilité d’un enfant. Rien n’égalait l’inconstance de son humeur, la mobilité de son esprit, la rapidité avec laquelle il passait d’un sentiment à un autre. On le voyait tour à tour dévot, superstitieux, incrédule, pleurant au seul nom de l’humanité, dévoré par une sombre misanthropie. Les méditations de la mort, mêlées à toutes les petitesses de la vanité, les amusemens et les jeux de l’enfance, les inspirations du génie, quelquefois les orgies de la débauche, remplissaient ses nuits et ses journées. Tandis qu’on se demandait dans notre Europe quels nouveaux poèmes il allait publier, on citait dans la ville de Platon et de Socrate ses contradictions, ses caprices, ses ridicules ; tandis qu’au delà des mers, les nations éclairées le plaçaient parmi les grands poètes, dans la rue des Trépieds il était devenu l’objet dès railleries populaires et le jouet des petits garçons qui le regardaient comme un fou. Qu’est-ce donc que la gloire, puisqu’elle n’est pas toujours présente à ses favoris, et que les hommes les plus célèbres ne peuvent faire quelques lieues loin de leur pays sans être comme les dieux inconnus des anciens ?
La lanterne de Démosthènes est restée seule, et personne n’est plus là pour la montrer aux curieux, comme l’avait jugé le cadi d’Athènes. Vous pouvez voir une copie de ce monument dans le parc de Saint-Cloud. Je l’avais admiré avant d’avoir vu le modèle ; mais aujourd’hui je n’ai plus d’admiration que pour ce qui est sous mes yeux : il en est de ces sortes de copies comme des traductions de l’Iliade, de l’Odyssée, ou de tout autre chef-d’œuvre des poètes anciens ; on y retrouve bien rarement les beautés de l’original.
Nous sommes sortis d’Athènes ou de ses ruines par la porte d’Adrien ; cette porte a peu souffert des incendies et des bouleversemens ; le temps semble s’être réservé à lui seul de la détruire : on y reconnaît l’empreinte de son passage mais le monument n’a encore rien perdu de son caractère et de sa physionomie moins grecque que romaine. D’un côté on lit sur la porte : Voilà la ville de Thésée, et de l’autre : Voilà la ville d’Adrien ! La porte d’Adrien, avec cette, double inscription, est aujourd’hui comme une colonne funèbre placée entre deux grands tombeaux, ou comme une limite, comme un dieu terme qui sépare deux solitudes. On s’arrête néanmoins avec admiration devant cet arc de triomphe, élevé par la reconnaissance d’Athènes, au prince qui venait de réparer ses ruines et d’achever ses temples commencés. Combien il est difficile dans la destruction générale de la cité de se représenter, par la pensée, le jour solennel où le restaurateur de tant de monumens, entouré de sculpteurs de peintres, de poètes, passa en pompe sous cet arc triomphateur pour aller avec tout le peuple célébrer l’inauguration du temple de Jupiter ! Une chose qu’on n’a pas assez remarquée, c’est que le génie d’Adrien répandit ses bienfaits sur toutes les grandes cités de l’Orient, et qu’il arrêta presque partout les ravages du temps qui menaçaient sous son règne les monumens de l’antiquité.
En sortant par la porte d’Adrien, on est frappé d’un grand, spectacle ; je veux parler de ce qui reste de la majestueuse colonnade du temple de Jupiter Olympien. Il semble que les idées s’élèvent et que l’âme s’agrandisse à mesure qu’on en approche. Vous savez que la construction de ce temple dura près de sept siècles, c’est-à-dire toute, la vie d’un grand peuple. Le sanctuaire du Dieu n’avait point d’espace qui ne fut occupé par une statue, chef-d’œuvre de l’art, l’enceinte renfermait un temple de Saturne et de Rhée ; on y comptait cent vingt colonnes : qu’est devenue toute cette splendeur, toute cette magnificence ? C’est le secret des siècles barbare ; il ne reste plus que dix-sept-colonnes. On aperçoit encore une terrasse soutenue par une partie de muraille, et fortifiée par des arcs-boutans. En regardant les chapiteaux des colonnes restées debout, nous avons vu, comme suspendus en l’air, les restes d’une cabane ou d’une cellule où s’était retiré, il y a quelques années, un derviche turc. Ce derviche qui, dans son humilité du Coran, avait pris ainsi la place de Jupiter, m’a rappelé que les Athéniens demandaient à Diogène quelle était sa demeure, et que pour toute réponse il leur montra les colonnades. du grand temple. Un souvenir de la divinité est toujours resté parmi ces colonnes les Turcs, m’a-t-on dit, y venaient prier dans les temps de calamité, et leur superstition se persuadait que les prières faites en ce lieu montaient plus promptement vers le ciel.
À quelque distance du temple, du côte de l’est, on aperçoit le lit poudreux de l’Illissus ; autrefois une des gloires de l’Attique, maintenant une des plus misérables ruines d’Athènes, l’Illissus est devenu un sujet de dérision parmi les voyageurs et les étrangers. On accuse de mensonge les poètes qui l’ont chanté, les historiens qui en ont parlé on leur demande ce que signifie cet autel consacré aux muses de l’Illissus, ce qu’ils ont voulu dire en partant des nymphes de l’Illissus, se jouant dans des ondes limpides depuis le pont bâti près du Stade jusqu’à la mer. Ces changemens sont faciles à expliquer : la source de l’Illissus est toujours la même ; mais ses eaux ont été détournées de leur cours. Voici ce que je viens de lire à ce sujet dans un voyageur du dix-septième siecle. « L’Illissus, dit Laguilletière, a été diverti et partagé en une infinité de rigoles qui s’épanchent de côté et d’autre pour aller faire des jets d’eau dans les jardins des environs de la ville, ce qui nous donne lieu d’admirer le renversement de l’ordre naturel des choses ; car ordinairement les fontaines assemblent leurs eaux pour faire des rivières, et l’Illissus épuise ses ondes et s’anéantit pour faire des fontaines. » La même chose est arrivé au Céphise, sur lequel on n’a pas épargné non plus les plaisanteries, et qui n’en fait pas moins tourner plusieurs moulins à quelque distance de sa source. Il arrive quelquefois dans les révolutions des empires que le cours de la nature elle-même se ressent du désordre des sociétés. Les bois qui couvrent la terre, les fleuves qui l’arrosent, ont besoin aussi de la protection des lois. Quand les beaux jours d’Athènes reviendront, j’espère qu’on y rétablira les conservateurs des eaux et forêts qui existaient chez les anciens sous le nom d’Épistates. J’espère que là Grèce aura comme nous son code fluvial, son code forestier ; que les campagnes dé, l’Attique retrouveront leur parure naturelle, et qu’alors l’Illissus et le Céphise, protégés par la législation, porteront jusqu’à la mer le tribut de leurs ondes. Il sera plus facile de rendre aux fleuves et même aux sources des fontaines leur ancienne gloire, que de relever la majesté des temples.
On nous a montré, à quelque distance de l’emplacement du temple de Cérès, les lieux où s’élevaient les autels de Diane, de Proserpine, de Mercure : les antiquaires ont remarqué que cette partie des rives de l’Illissus renfermait un grand nombre de temples : c’était le quartier sacré de la vieille Athènes, le quartier habité par les dieux. Au temps même de l’antiquité, la population de la ville s’était retirée de l’autre côté de la citadelle, aussi ne reste-t-il plus sur les bords de l’Illissus que les vestiges à moitié effacés des monumens consacrés aux divinités, et nulle trace des habitations de l’homme ; on n’y voit point, comme dans les quartiers situés au nord-ouest du Parthénon, un amas de décombres, qui appartiennent à un âge récent, mêlés aux ruines de la ville ancienne. D’un côté c’est une solitude pleine de vénérables souvenirs ; de l’autre, c’est encore l’antiquité avec ses vieilles traditions, mais confondue avec ce qui reste de la ville telle qu’elle était hier, avec les débris des cabanes et des maisons où l’incendie est à peine éteint. Les Turcs, les révolutions, la guerre, ont mêlé là leurs œuvres, de telle sorte qu’on a de la peine à s’y reconnaître, et qu’il y a autant de confusion dans l’âme du spectateur qu’il y en a dans le spectacle lui-même.
Les ruines modernes ne produisent pas d’ailleurs la même impression que les restes de l’antiquité, car nous avons peu d’admiration pour les ruines, que nous avons vu faire ; singulier effet du temps qui fortifie et fait vivre notre respect et notre enthousiasme, à mesure qu’il éloigne de nous ce qui en est l’objet. Des ruines semblables, aux blessures saignantes d’un homme que le poignard a frappé, des ruines qui semblent se plaindre et qu’on croit entendre gémir, ne font que jeter le trouble dans nos pensées. Dans le quartier où s’élevaient les temples des dieux, les ruines qui ont survécu, s’y trouvent séparées de tout ce qui leur est étranger, et restent là comme dans un vaste sanctuaire fermé à tout ce qui n’est pas ancien. Au milieu des ruines, qui couvrent la terre, le voyageur aperçoit quelquefois les trésors des moissons ; la verdure d’un olivier ou d’un figuier d’Inde, se mêle çà et là à la blancheur du marbre, mais il n’y a rien là qui vous détourne de vos souvenirs, qui vous arrache à vos méditations, qui vous empêche de rester, seul et, comme tête à tête avec l’antiquité. Si je demeurais à Athènes, je viendrais rêver, sur les bords de l’Illissus, aux âges glorieux, aux temps héroïques de la Grèce je reviendrais ensuite dans la rue des Trépieds, sur les ruines de l’Agora et du Bazar ; dans cette confusion de toutes les gloires et de toutes les misères, parmi ces dépouilles de tous les âges, je reviendrais pleurer sur la grandeur éclipsée des anciens et sur les malheurs des temps modernes.
Nous avons traversé la vallée de l’Illissus, et nous nous sommes dirigés vers la colline de Musée. Au penchant de la colline, sont des grottes creusées avec le ciseau dans le rocher. Les uns les prennent pour des tombeaux, les autres pour les prisons de l’Aréopage. Nous sommes entrés dans la plus apparente de ces grottes, qu’on nomme vulgairement la prison de Socrate ; c’est une chambre carrée de cinq à six pieds de haut, qui peut avoir huit à dix pieds en long et en-large. Un espace, aussi resserré ne nous permet guères de croire que Socrate y ait été enfermé ; car l’histoire nous apprend que l’illustre martyr de la philosophie, recevait dans sa prison un grand nombre d’amis. On sait que Socrate but la ciguë et se promena à son dernier moment en présence de plusieurs de ses disciples ; tout cela ne pouvait se faire dans l’enceinte étroite que nous avons vue. J’ai remarqué au-dessus de la grotte des trous pratiqués dans le roc vif. Tout démontre que des poutres étaient placées là pour soutenir un édifice extérieur, adossé au rocher ; cet édifice pourrait bien avoir été la véritable prison de l’Aréopage, et la grotte un cachot séparé, où, dans certaines circonstances, on enfermait les criminels. Il est possible que Socrate ait eu pour prison l’édifice qui n’existe plus, et dont on ne peut juger les dimensions. Au reste, il faut s’étonner ici quelles disciples de Socrate, si pleins de respect pour sa mémoire, et si affligés de sa perte, ne nous aient rien laissé pour éclaircir nos doutes, et que nous ne puissions, dans le même lieu où ils étaient assemblés pour le voir mourir, assister avec eux à ses derniers momens. Quels tableaux touchans l’histoire nous a transmis ! quels souvenirs que ceux du Phédon ! je ne puis y arrêter ma pensée sans être attendri ; mais nous avons vu dans Je temps où nous sommes tant de victimes de l’injustice des hommes, tant de martyrs de la vertu et de la sagesse, qu’il nous faut bien garder une partie de nos douleurs pour les infortunés contemporaines. Je pourrais faire une comparaison qui ne serait pas tout à fait à l’avantage des temps modernes ; car dans ces temps malheureux, les passions qui donnent la mort, qu’irrite l’aspect de la vertu, se sont montrées plus brutales et plus cruelles qu’au, temps de Melite et d’Anitus. Quel est, en effet, parmi nous le proscrit à qui on ait accordé la permission de passer ses derniers momens avec ceux qui lui étaient chers ? Avez-vous jamais entendu dire que les bourreaux aient consenti à attendre le coucher du soleil pour exécuter la sentence fatale ? Dites-moi s’il s’est trouvé un geôlier qui ait sollicité l’amitié d’un captif allant a la mort, et qui lui ait demandé grâce pour les rigueurs de sa prison ? Après avoir parlé de celui que l’oracle avait déclaré le plus sage des hommes, je n’ose détourner votre pensée sur moi ; mais, comme Socrate, n’ai-je pas vu devant moi la mort que je n’avais pas méritée ? Oh ! s’il m’avait été permis de mourir au milieu de mes amis, peut-être n’aurais-je pas pris la peine de fuir, et, content de recevoir leurs adieux, j’aurais laissé là cette vie, comme un fardeau trop pesant à porter dans les jours mauvais.
Lorsque nous eûmes quitté la prison de Socrate, on nous montra, à notre gauche, le lieu où s’élevait jadis l’Aréopage. Il ne reste rien de ce sanctuaire de la justice que deux escaliers parallèles, qu’on aperçoit encore sur une hauteur escarpées. Le palais de l’Aréopage était construit en murailles de terre ; on lui avait conservé la simplicité des premiers temps, et les Athéniens parlaient de cette simplicité du temple des lois avec autant d’orgueil qu’ils parlaient de là magnificence du temple de Minerve. Un voyageur chrétien ne peut passer en ce lieu sans se rappeler que l’apôtre Paul comparut devant l’Aréopage, et qu’il y prêcha le Dieu crucifié, le Dieu inconnu auquel Athènes avait élevé des autels. Il faut ressentir les vives impressions qui naissent de l’aspect des lieux pour juger la position où se trouvait alors l’apôtre du Christ, pour apprécier dignement la grandeur de sa mission ; le courage de son entreprise, et la sainte audace de ses discours. Il avait devant lui les temples du Parthénon, le théâtre de Bacchus, la grotte de Pan, et, dans le lointain, il pouvait voir d’un côté le temple de Jupiter olympien, de l’autre, celui de Thésée. Quelle dut être la surprise de ses juges et du peuple athénien qui l’écoutait, lorsqu’il fit entendre ces paroles « Ce Dieu qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans les temples bâtis par des hommes ; il n’est point honoré par les ouvrages de la main des hommes, comme s’il avait besoin de ses créatures, lui qui donne à tous la vie, la respiration et toutes choses… Il a fait naître d’un seul toute la race des hommes, et leur a donné pour demeure l’étendue de toute la terre, ayant marqué l’ordre des saisons et les bornes de l’habitation de chaque peuple… Quelques-uns de vos poètes ont dit que nous étions tous les enfans de la race de Dieu. Nous ne devons donc pas croire que la divinité soit semblable à de l’or, à de l’argent, à de la pierre dont l’industrie humaine compose des images et des figures. » Voilà ce que disait l’apôtre en présence de l’Aréopage ; puis il prêcha la résurrection du Christ, la résurrection des morts, la nécessité d’oublier toutes les grandeurs profanes, et de s’humilier devant Dieu en faisant pénitence. Chez un peuple ou, selon l’expression de Démosthènes, les citoyens et les étrangers passaient leur vie à dire et à demander quelque chose de nouveau, l’annonce d’un Dieu crucifié devait être une bien grande nouvelle. Il ne s’agissait plus de savoir si Philippe était malade, mais si Dieu était mort ; s’il était ressuscité, si le genre humain devait ressusciter un jour. « Nous vous entendrons une autre fois sur ce point », lui répondirent-ils ; car jamais les orateurs du Pnix n’avaient dit au peuple d’aussi grandes merveilles. Relisez, mon cher ami, le discours entier de saint Paul ; arrêtez-vous surtout aux passages où l’apôtre s’élève contre les dieux sortis de la main de Phidias et de Praxitelle, et rappelez-vous que ces paroles étaient prononcées dans une ville où chaque pierre était un autel, un monument religieux, où les chefs-d’œuvre des arts étaient comme autant de miracles qui entretenaient la croyance et réchauffaient l’enthousiasme de la multitude ; rappelez-vous, dis-je, que saint Paul parlait ainsi au milieu d’une grande et magnifique cité, où il était plus facile de rencontrer un dieu qu’un homme ; où il y avait plus de dieux qu’on n’en comptait dans tout l’Olympe ; où les monumens élevés à tous ces dieux étaient la gloire et comme la vie d’un peuple superstitieux et ami des arts.
Au-bas de la colline de l’Aréopage nous avons visité l’endroit que les anciens appelaient le creux, ou le Pnix. C’est le fond de la vallée située entre la montagne du Parthénon et la colline de Musée. Nous nous sommes arrêtés dans ce lieu où se rassemblait le peuple d’Athènes. On y aperçoit un rocher taillé et coupé en forme de terrasse ; on monte sur cette terrasse, élevée d’un côté à trois ou quatre pieds au-dessus du sol, par quatre ou cinq degrés que lord Elgin a fait découvrir, et qu’il aurait sans doute emportés s’ils n’avaient pas été taillés dans le roc vif. Là était la tribune aux harangues. Tous les monumens de ce côté de la ville ont une simplicité qui a quelquefois embarrassé les savans. Si vous demandez à voir la prison de Socrate, on vous montre une grotte creusée dans le granit ; l’Aréopage est un lieu aride, un terrain vague, avec deux escaliers grossièrement taillés sur la colline ; la tribune populaire est encore un rocher ou amas de grosses pierres. Les monumens d’Athènes qui ont été les premiers construits, seront sans doute les derniers qui périront ; ils subsisteront aussi long-temps que les ouvrages de la nature, et doivent avoir la durée des montagnes et des collines.
Il ne reste plus rien dans le Pnix qui puisse faire connaître où était placé le peuple, comment les orateurs se faisaient entendre. L’assemblée restait-elle exposée au soleil brûlant pendant l’été, et pendant la saison des pluies aux intempéries de l’air ? Les assistans étaient-ils assis ou debout ? Toute ces questions sont difficiles à résoudre.
Lorsque j’ai quitté Paris, un grand nombre d’architectes, de maçon et d’artistes travaillaient pou préparer une salle à quatre cents députés. Vous venez de voir qu’on n’en faisait pas tant à Athènes pour l’Aréopage. Je ne crois pas non plus qu’on prît tant de soins et qu’on dépensât tant d’argent pour orner la tribune où parlait Démosthènes, et pour loger une assemblée qui se composait quelquefois de six mille citoyens.
Ceux qui veulent connaître l’esprit d’une véritable démocratie, n’ont qu’à se reporter par la pensée aux assemblées du Pnix. Là, le rêve de la souveraineté du peuple a pu avoir une fois quelque réalité ; et c’est par l’exercice absolu de la souveraineté populaire que périt la grandeur d’Athènes. Les passions animaient l’assemblée nombreuse du Pnix, et la tribune était leur interprète. On pourrait comparer les orateurs d’Athènes à ces harpes éoliennes qu’on suspend, dans les lieux élevés, et dont les sons harmonieux sont produits par la tempête. Dans ces assemblées publiques, le peuple et les orateurs se corrompaient mutuellement, et cette corruption s’introduisait chaque jour dans les lois ; souvent on délibérait lorsqu’on devait agir ; on parlait lorsque le salut de l’état commandait le silence ; aussi, Philippe de Macédoine comparait-il les Athéniens à ces figures d’Hermès auxquelles on ne voyait qu’une bouche et une langue. Toutefois il est restée de ces assemblée une chose qui ne périra point, ce sont les modèles les plus parfaits de l’éloquence, modèles que n’ont point égalés les tribunes de nos gouvernemens représentatifs, et qui seront dans la postérité la dernière gloire d’Athènes.
Pendant que nous étions sur cette roche déserte qui fut la tribune aux harangues, le théâtre d’Hérodes, Atticus, celui des fêtes dionysiaques, nous montraient encore, au-dessous du Parthénon, quelques-unes de leurs colonnes debout et leurs murailles à moitié renversées. Derrière nous, sur la colline de Musée, nos regards s’arrêtaient sur le monument de Philopatus. Ce Philopatus appartenait à la famille royale d’Antiochus ; une dynastie de rois était venue mourir et s’éteindre au milieu d’une démocratie près de finir elle-même. Pausanias parle de ce monument, et, pour désigner le dernier rejeton des rois, il se contente de dire, un homme de Syrie, expression de l’indifférence et du dédain jaloux des Athéniens. Le tombeau de Philopatus est aujourd’hui, après le Parthénon, celle des merveilles d’Athènes qu’on visite le moins et qui s’offre le mieux à tous les regards. On peut l’apercevoir de tous les points de l’horizon comme l’Acropolis avec cette différence toutefois qu’on porte sans cesse les yeux vers le Parthénon, et que la vue ou la pensée du temple de Minerve se mêle à tout ce qu’on voit dans Athènes et autour d’Athènes. Nous avons sollicité vainement la permission d’y entrer ; aucun voyageur, aucun Franc, aucun chrétien n’a pu y pénétrer depuis plusieurs années. Il faut être Turc, et porter un turban, pour voir de près ces colonnes que nous avions aperçues de la mer de Salamine. Quel jour que celui où tombera la consigne de la barbarie ! Nous ne pouvons savoir avec exactitude dans quel état on retrouvera les monumens du Parthénon. Si nous en jugeons par ce qui frappe notre vue, tous les temples n’auraient pas soufferte de grande altérations et de sensibles dommages. Quand nous pourrons revoir ce qui a échappé aux boulets de Morosini et aux spoliations de lord Elgin, ne faudra-il pas élever une colonne aux barbares ! Lorsqu’on lira dans l’avenir l’histoire des ruines de l’Orient on s’étonnera que deux grands monumens, le Parthénon d’Athènes et l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, soient restés debout au milieu de la destruction générale ; mais la surprise sera bien plus grande encore, lorsque la postérité apprendra que ces deux monumens, auxquels se rattachent les plus grands souvenirs et les plus nobles pensées, les traditions de la religion chrétienne et celles de la philosophie, en un mot toutes nos idées de civilisation dans les temps modernes, ont été conservés par les Turcs !
Dans notre promenade, nous avions fait le tour de la ville ; nous sommes revenus vers le temple de Thésée, près duquel nous avions passé dans la matinées. Notre guide nous a fait voir à notre droite le cimetière des Turcs. Les pierres qui couvrent cette enceinte funèbre ont été enlevées sans doute aux ruines d’Athènes ; je ne serai pas étonné que quelques débris du tombeau de Miltiade ou de Cimon ne couvrissent la cendre d’un aga ou d’un cadi. Dieu me garde au reste de trop mal parler des Turcs, dans un moment où ils vont abandonne l’Attique, et laisser sur cette terre désormais ennemie les ossemens de leurs pères !
Le soleil commençait à décliner, lorsque nous sommes arrivés au temple de Thésée. Ce temple, avec ses trente-deux colonnes d’ordre dorique, est le mieux conservé de tous ceux que nous avons vus dans la ville de Minerve. La voûte seule est de construction moderne : tout le reste, est antique ; les colonnes avec leurs chapiteaux et leurs bas-reliefs, sur un marbre jauni, conservent l’empreinte des temps reculés. Le pavé du temple a disparu : on y marche sur la terre et dans la poussière. On sait que les Athéniens bâtirent ce temple en l’honneur de Thésée, après la bataille de Marathon. Les guerriers de l’Attique avaient vu l’ombre du héros combattre parmi les défenseurs de la Grèce. Les Grecs du Bas-Empire changèrent ce temple en église et donnèrent pour successeur à Thésée saint George, le patron des braves, que les soldats chrétiens avaient vu souvent dans leurs rangs au milieu des batailles. Ce monument a cessé depuis long-temps d’être une église, et les Turcs n’ont jamais pu en faire une mosquée. Sur les murs intérieurs du temple, on aperçoit encore les images de saint Georges et de la Panagia. Nous avons remarqué dans de temple deux, tombeaux où reposent deux voyageurs anglais ; ces deux voyageurs surpris par la peste, et ainsi enrôles à leur passage dans les caravanes de l’éternité, n’avaient point trouvé de place dans le cimetière des chrétiens. M. Fauvel, alors consul à Athènes, leur fit accorder, pour dernière demeure, le plus noble monument que le temps nous ait conservé. L’épitaphe latine que je vous envoie est inscrite sur la tombe de l’un des deux voyageurs ; elle a été composée par lord Byron : Si miserandis un vitâ, saltem in sepulcro felix. Rien n’est plus simple que ces paroles, et si je mourais en Orient, je n’en voudrais point d’autres sur la pierre qui couvrirait ma cendre.
Je finirai ma lettre en vous rappelant tous les monumens que nous avons pu voir à Athènes : quelques colonnes du Prytanée et du Gymnase, les restes du temple de Jupiter, la tour des Vents, les ruines de l’Agora, la lanterne de Démosthènes, l’arc de triomphe d’Adrien. Je ne vous parlerai point de colonnes brisées, de pilastres, de bas-reliefs dispersés qu’on rencontre à chaque pas dans cet amas de pierres qui porte encore le nom d’Athènes. De savans voyageurs qui m’ont précédé, nous ont laissé des descriptions très-complètes de tout ce qu’ils ont vu, mais on a quelque peine à les suivre à travers des décombres sans nom ; souvent ils nous parlent d’un chef-d’œuvre de l’art sur une telle place, dans telle rue, dans le portique ou sous la voûte d’une église, près d’un monastère, dans un jardin ; il n’y a plus maintenant ni rue, ni place publique, ni jardin, ni monastère, ni église : on ne peut plus, se conduire ici que par les signes qui guident la marche du voyageur dans le désert. Il faut dire pour être entendu : Allez au couchante, tournez, au septentrion, marchez vers l’est ou vers le midi ; nous avons quelquefois rencontré le hibou sortant d’une ruine et volant à travers les murs enfumés d’une mosquée ou d’une église. L’oiseau de Minerve n’est plus ici que le symbole de la désolation muette et solitaire ; c’est le seul habitant d’Athènes qu’on ait respecté dans les derniers temps ; nous n’avons pas même aperçu la fidèle cigogne qui n’a point retrouvé le toit hospitalier, et qui a cherché une autre demeure pour elle et pour sa famille.
Cet état de désolation où se trouve l’ancienne des jours, la mère des arts, n’est pas seulement l’ouvrage de la guerre et de l’incendie ; ces deux fléaux ont eu de nombreux auxiliaires qu’il ne faut pas chercher parmi les Barbares ; l’exemple de lord Elgin avait commencé à diminuer le respect pour les monumens ; il avait éveillé la cupidité, enhardi les spéculations sacrilèges. Les Crecs et même les Turcs ont appris que les pierres avaient une valeur et qu’on pouvait les vendre depuis ce temps ; il s’est fait une exportation de pierres et de marbres qu’on ne peut calculer, et qui suffiraient à bâtir un édifice comme Sainte-Geneviève. Après la prise d’une cité, le pillage ne dure ordinairement que quelques heures, que quelques jours ; le pillage et la dévastation d’Athènes durent depuis plusieurs années. Des flottes ont été envoyées en Orient pour arrêter les brigandages de la mer ; les pirates ont été punis et les spoliateurs de l’antiquité ont poursuivi tranquillement leurs dévastations, sans qu’aucune plainte se fit entendre, ni dans les tribunes de nos assemblées, ni dans les conseils des rois, ni même dans nos académies et dans les comités des Philhellènes. Il fallait voir les marchands, les courtiers de la science, dans les jours du désordre et de l’affliction ; que de caisses remplies de bas-reliefs, de colonnes, de statues ! Quelqu’un qui aurait vu embarquer tout cela au Pyrée, dans des bateaux de corsaires, n’aurait-il pas pu dire encore : Les dieux s’en vont. Smyrne et toutes les villes maritimes de l’Anatolie ont été remplies des ruines d’Athènes ; on les vendait dans les bazars comme des pièces de drap ou comme des raisins secs partout ; on se disputait les dépouilles de la ville de Thésée ; il y avait des procès, des plaintes judiciaires devant les cadis, pour des hermès pour des pierres du Gymnase, pour des métopes du Parthénon, pour des marbres revêtus du nom d’un dieu ou d’un sage de la Grèce. Les Turcs, qui ne concevaient rien à cette passion pour les antiquités, avaient pris le parti d’interdire l’enlèvement et la sortie des pierres.
Après être restés une heure sous le portique du temple de Thésée, nous sommes revenus au bazar où des chevaux nous attendaient ; nous avons parcouru cet amas de barraques, qu’on pourrait prendre pour le logement d’une caravane dans le désert.
Quand nous sommes montés à cheval, nous avions autour de nous tous les habitans d’Athènes et des environs, c’est-à-dire trois ou quatre cents personnes de tout âge et de tout sexe ; nous avons repris le chemin par lequel nous étions venus le matin, et nous sommes arrivés au Pirée vers la tombée de la nuit.