Correspondance d’Orient, 1830-1831/007

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LETTRE VII

DÉPART DE NAUPLI, SPEZZIA, HYDRA, LE PURÉE, ARRIVÉE À ATHÈNES… 1830.

À bord du Loiret, le 9 juin 1830.

Nous avons quitté la rade de Naupli dans la matinée du 10 juin ; le Loiret avait reçu du M. de Rigny l’ordre de nous conduire à Smyrne en passant par Athènes. Au sortir du golfe ou de la mer Argolide, nous avons vu, pour la seconde fois, les îles d’Hydra et de Spezzia ; dans l’une et l’autre de ces deux îles, se trouve une cité qui renferme toute la population. La ville de Spezzia est bâtie sur un terrain légèrement incliné au bord de la mer, elle a un petit port où flottent quelques pavillons ; un quai se prolonge sur le rivage ; à droite et à gauche, hors de la ville, on aperçoit un grand nombre de moulins à vent, dont les voiles blanches, rouges ou grises produisent de loin un effet assez pittoresque. Toutes les maisons, d’une, blancheur éclatante, y paraissent si bien construites, qu’on serait tenté de croire que la ville n’a point d’habitation pour le pauvre. Les pauvres, néanmoins, ne doivent pas y manquer, car l’île de Spezzia a été visitée par les Turcs, la révolution et la guerre civile y ont passé. La ville de Spezzia a deux couvens de caloyers et plusieurs églises ; l’île ne produit rien, et doit tout à son industrie.

Le canot du Loiret nous a descendus sur le continent, en face de l’île de Spezzia. Sur un coté élevé est une ferme appartenant à un couvent de Caloyers, nous avons vu des terres, couvertes de moissons, et des collines tapissées de vignobles. La ferme des Caloyers se trouve isolée, il n’y a près de là ni village, ni maison, ni cabane. Un jeune Grec armé d’un sabre est venu au-devant de nous, et nous a montré l’intérieur de l’habitation. Il n’y a qu’une chambre pour ceux qui habitent la ferme, comme il n’y a qu’une étable pour les animaux. Tout le monde était occupé de la moisson, et la maison était restée déserte. Le Grec qui nous conduisait, nous a raconté ses aventures en mauvais italien ; nous avons compris qu’il était né à Metelin et qu’il avait été obligé de s’expatrier ; en racontant son histoire, il prononçait souvent le nom des Turcs et portait la main à son cou, voulant nous montrer par là qu’il avait été question de l’étrangler. Mes souvenirs de proscrit se sont réveillés à cette image, et j’ai fait des vœux pour que le jeune Lesbien pût bientôt revoir sa patrie ou en trouver une autre.

Plus loin, vers l’orient, est l’île d’Hydra, si fameuse dans les temps moderne par ses malheurs. Hydra est une île plus triste et plus aride que Spezzia. Ce ne sont que des rochers nus, des côtes escarpées, des ravins et des précipices ; il y a quelques années que, sur un sol, si peu favorisé de la nature, on admirait de riches comptoirs, des églises magnifiques, des palais de marbre. Là, on employait des trésors pour se procurer un peu de verdure et quelque faible image du printemps, on y creusait à grands frais des citernes d’où s’échappaient des ruisseaux et des fontaines. Sur des couches de terre apportées de loin, croissaient la figue, l’olive et l’orange ; il y avait des enclos autour d’Hydra dont l’entretien coûtait plus cher que celui de nos beaux jardins de Paris et de Londres. Dans une île qui ne produisait pas de quoi nourrir les oiseaux du ciel, rien ne manquait aux habitans ; son territoire paraissait maudit, mais la bénédiction était sur ses marchés qui abondaient en toutes choses. Chaque île de l’Archipel lui envoyait ses productions sur les côtes de l’Asie et de l’Europe, les moissons croissaient pour Hydra ; on cultivait pour elle des, légumes, des fruits et des fleurs dans les jardins de l’Argolide et de l’Attique : tels étaient les miracles de industrie et du commerce.

La prospérité des Hydriotes tenait en quelque sorte à la stérilité du sol et à la pauvreté de la terre qu’ils habitaient. Qui pouvait, en effet, leur envier, des rochers d’un aspect triste et sauvage, et leur disputer un séjour où l’économie, et le travail pouvaient seuls amasser des trésors. L’île d’Hydra, qui couvrait la Méditerranée de ses navires, n’avait pas même un port pour les abriter. C’est une remarque qu’on peut faire souvent en parcourant l’Archipel ; les îles les plus inaccessibles, les plus maltraitées par le ciel, sont celles qui jouissaient de quelque abondance et même de quelque liberté. Pendant les guerres de la révolution française, les armateurs et les marins d’Hydra et de Spezzia avaient presque seuls le privilège de parcourir les mers et d’approvisionner toutes les côtés de la Méditerranée, on nous assure que les richesses accumulées dans ces deux îles n’eurent pas toujours une source honorable et pure, et les produits de la piraterie se mêlèrent souvent aux profits d’un commerce légitime ; quoi qu’il en soit, on ne peut s’empêcher de déplorer leur sort. La population y a été massacrée, tout y a été ravagé, surtout dans Hydra où il ne reste pas pierre sur pierre. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que ces villes tombées ne se relèveront pas de leurs débris et que leur position qui les a servies sous la tyrannie jalouse des Turcs, doit leur nuire dans une révolution dont les résultats sont d’affranchir toutes les côtes et toutes les lés. Le commerce maritime prendra des directions nouvelles, et la facilité pour les Grecs de s’établir dans des lieux plus commodes, rendra au désert ce qui lui appartient. Il ne serait pas impossible que les îles d’Hydra et de Spezzia ne redevinssent en très-peu de temps ce qu’elles étaient dans l’antiquité, des terres inconnues, des écueils et des îlots sans nom.

En poursuivant notre route vers Athènes, nous avons aperçu, au nord, l’île de Poros remarquable par son port, et l’île d’Égine montrant aux voyageurs les colonnes de son temple de Jupiter. Le soleil se couchait quand nous sommes arrivés au fond du golfe ; les derniers rayons du soleil, éclairaient le Parthenon qui s’offrait de loin à notre vue.

La frégate l’Atalante nous avait précédés ; elle portait M. Rouan, résident de France en Grèce, qui qui allait signifier aux Turcs l’ordre d’évacuer l’Attique et Négrepont. Avant de mouiller, le commandant du Loiret voulait se rapprocher de la frégate, et comme l’obscurité de la nuit ne permettait pas de la découvrir, on a fait partir, en manière de signaux, des fusées qui ont éclaté à une très-grande hauteur ; plusieurs pièces d’artince ont été d’abord lancées sans être aperçues ; à la fin, l’Atalante a reconnu le signal et nous a répondu. C’est alors que nous avons jeté l’ancre non loin du lieu où se livrai la bataille de Salamine, et près du promontoire où se voit encore le tombeau de Thémistocle.

Nous avons su depuis que ces signaux, plusieurs fois répétés, avaient été remarqués par les Turcs, qui ne savaient à quoi les attribuer ; ils ont passé toute la nuit dans l’agitation et dans les alarmes ; trois cents Albanais sont venus jusqu’au Pirée, et ont parcouru le rivage, craignant une surprise de la part des Grecs ou de la part des Francs.

Pour nous, nous ne songions qu’au bonheur de voir Athènes le lendemain matin. Tous les plans de la ville de Thésée avaient été étalés sur nos tables, les descriptions d’Athènes étaient de nouveau consultées ; il fallait, connaitre, étudier d’avance toutes les merveilles que nous allions visiter. Nous avions vu l’Acropolis aux derniers rayons du jour ; l’aurore nous a trouvés tous sur le pont, les regards tournés du côté du Parthenon, du mont Anchesme, nous adressant mutuellement des questions et nous demandant le nom des lieux qu’on pouvait découvrir.

À cinq-heures du matin, nous étions dans la chaloupe du commandant, et nous entrions dans le Pirée ; le Pirée est la première ruine de l’Attique qu’on rencontre en arrivant. Ce port, aussi renommé que ceux de Tur et de Sidon, , et qui avait contenu jusqu’à quatre cents galères, ne peut plus recevoir que des barques de pêcheurs. Au fond du port, à gauche, on aperçoit quelques masures où s’abrite une pauvre famille turque. Les douaniers, qui sont là comme les gardiens du désert, avaient pris la fuite à notre approche ; nous n’avons trouvé personne pour nous enseigner le chemin d’Athènes ; nous espérions trouver des chevaux ou tout au moins des ânes sur la rive ou dans le voisinage ; illusions, vaines, Il a fallu nous servir de nos jambes, et nous acheminer tristement à pied, pour arriver à la cité de Minerve qui est à deux lieues du Pirée.

La première terre de l’Attique que nous avons foulée est un sol rocailleux, et couvert de bruyères sèches. À peu de distance du Pirée, nous avons pu reconnaître les traces éparses de ces longues muraille dont l’enceinte enfermait les trois ports d’Athènes. Lorsqu’on s’éloigne de la mer, la campagne semble moins aride ; des terres cultivées, les grandes haies qui bordent la route, une végétation animée par la rosée de la nuit et le soleil du matin, nous faisaient oublier les ravages des dernières guerres. Nous sommes bientôt arrivés au grand bois d’oliviers, qui couvre une plaine de plusieurs lieues d’étendue. Honneur aux arbres de Minerve que le temps et les révolutions ont respectés, et qui sont encore aujourd’hui la richesse et l’ornement de l’Attique ! À leur aspect, la poésie des souvenirs s’est tellement réveillée, dans notre esprit, que l’antiquité nous semblait présente. Dans l’espèce d’enchantement où nous étions, nous n’aurions pas été trop surpris de rencontrer sous ces ombrages immortels, des personnages tels que Thésée, Solon, Alcibiade, Aristide, etc. Il faut nous savoir gré de n’avoir pas porté l’illusion jusqu’à trouver de l’eau dans le divin Céphise dont nous ayons vu le lit desséché. En quittant la forêt des oliviers, notre caravane est entrée dans une campagne découverte, où les Grecs et les Turcs s’occupaient des travaux de la moisson. On n’entendait point, et c’était à notre grande surprise, ses chansons joyeuses que chantaient autrefois les moissonneurs de l’Attique. Seulement, de pauvres villageois grecs, en passant près de nous, nous saluaient par ces mots : Cali Emèra, καλή ἡμέρα (que ce jour vous soit heureux) ; puis ils continuaient leur route sans rien ajouter ; nos regards se portaient à notre gauche vers un kioske turc qui a pris la place du jardin de l’Académie ; à notre droite, on remarquait plusieurs débris de sépulcres, parmi lesquels on a cru voir le tombeau d’Euripide. Devant nous, s’élevait en pente douce la colline de Musée, qui : nous dérobait la vue d’Athènes.

À mesure que nous approchions, je ne sais quelle mélancolie se mêlait à nos pensées ; tout à coup le temple de Thésée nous a montré ses colonnes solitaires, et ce vieux monument nous apparaissait comme une imposante ruine dans le désert. Tandis que nous restions immobiles devant cette merveille de l’antiquité, et que notre esprit se livrait tour à tour à l’admiration et à la tristesse, des cris se sont fait entendre près de nous dans une langue étrangère à la Grèce et à notre Europe civilisée ; c’étaient des soldats Albanais qui nous menaçaient de la voix et du geste, et nous sommaient par Allah, d’entrer dans un hangar qui leur sert de corps-de-garde. Il a fallu nous expliquer avec cette milice turque, qui garde l’entrée de la ville. Aux questions qu’on nous a faites, nous avons pu juger des alarmes qu’avait causées la nuit dernière notre apparition près du Pirée. Après quelques pourparlers qui ont duré assez long-temps, un des soldats turcs s’est détaché de la troupe pour nous conduire chez le pacha de Négrepont où s’était déjà rendu le résident de France. Jusques-là, nous n’avions vu que le temple de Thésée ; mais après avoir franchi la porte gardée par les Albanais, nous avons pu voir d’un seul coup-d’œil tout ce qui reste d’une cité plusieurs fois assiégée et prise d’assaut, pillée, ravagée et livrée aux flammes par les Grecs et par les Turcs. Jamais spectacle plus affligeant ne s’est offert à mes yeux ; c’est ici qu’il n’y-a point de paroles pour exprimer ce qu’on éprouve. Nous n’avons trouvé debout, sur notre route que deux ou trois palmiers, quelques cyprès, une mosquée avec la moitié de son dôme d’ardoises. Lorsque M. de Chateaubriand visita, en 1806, la ville de Périclès, chaque maison avait son jardin planté d’orangers et d’oliviers ; quelques habitations de particuliers ne manquaient ni de propreté ni d’élégance ; le peuple d’Athènes lui avait paru gai et content. Cependant les voyageurs gémissaient alors sur le sort de la cité de Minerve ; que diraient-ils aujourd’hui que l’enceinte de la ville ressemble à la vallée d’Ezechielt ? Comme au temps ou l’illustre auteur des Martyrs voyageait dans l’Attique, il n’y a plus de commérages autour de la maison de Socrate, et l’on ne fait plus de cancans du coté du jardin de Phocion. En voyant cette horrible solitude, je me demandais pourquoi nous avions rencontré des soldats à la porte de ta ville car la cité de Minerve n’a plus rien à défendre ni à garder.

Voilà donc cette Athènes qui inspirait tant de respect à l’orateur romain, et dont il disait : C’est de là que les lettres humaines, la philosophie, les lois, les sciences, les arts, nous sont venus. Il ne reste pas une rue, pas une voie tracée ; nous marchions à travers des débris dispersés, dans un sentier pratiqué au milieu des décombres ; obligés de franchir, à chaque pas des amas de pierres, des fragmens de murailles, des tronçons de colonnes étendus dans la poussière. Cette espèce de chemin nous a conduits chez le pacha de Négrepont. Dans un faubourg, ou lieu écarté, que je crois être l’ancien quartier de Mélite, la destruction a épargné huit ou dix maisons de bois. C’est dans une de ces maisons que s’est réfugiée la grandeur du visir de l’Eubée, naguères gouverneur suprême d’Athénes, et redouté des Athéniens modernes presque autant que le Jupiter-Tonnant l’était des anciens. Des murs barbouillés de peintures rouges et vertes, des fenêtres avec des vitraux coloriés, une fontaine au milieu de la cour, voilà tout ce qui frappe les regards en entrant dans le palais du pacha de Négrepont. On nous a fait monter dans une galerie de bois, où nous avons attendu le moment d’être introduits ; le pacha était alors en conférence avec M. Rouan. La conférence a été longue, et nous avons eu tout le loisir d’examiner la figure des Albanais ou dellis qui forment la garde du pacha. Le tarbousch surmonté d’un long gland de soie, la veste rouge à manches larges et courtes, le pantalon oriental de couleur blanche ou grise, tels étaient leurs vêtemens. Un sabre pendait à leur côté par un double cordon de soie, deux pistolets, à pommeau d’argent, un khangiar attaché à leur ceinture, complétaient leur accoutrement guerrier. Les uns entouraient la porte du pacha, les autres restaient accroupis ou étendus le long des cloisons de la galerie. On aurait cherché en vain sur leur physionomie l’expression d’un sentiment ou d’une pensée d’homme. Ils fumaient nonchalamment la pipe, suivant des yeux ta vapeur qui s’en exhalait, et rêvant peut-être une scène de pillage et de meurtre.

Enfin nous avons été introduits ; la chambre dans laquelle nous avons été reçus, a pour tout ornement quelques cyprès peints sur les cloisons, un sopha de couleur écarlate était le seul meuble qu’on aperçût. Le pacha de Négrepont occupait l’angle de ce sopha, vêtu d’un surtout de velours et coiffé d’un turban, vert. Omer pacha est un homme de quarante-cinq à cinquante ans ; il a le regard vif, la physionomie fine et spirituelle ; je ne vous parlerai point de sa stature ni de son maintien, car on ne peut guères peindre qu’en buste des gens qui ne quittent jamais leur sopha ; lorsqu’un étranger va dans une maison turque, il ne voit jamais debout que les serviteurs et les esclaves. Après les présentations accoutumées, on nous a apporté le chibouc, le café et le sorbet. Ces usages, ces figures, que je voyais pour la première fois, attiraient toute mon attention, et je m’accuse d’avoir oublié un instant les ruines d’Athènes. Je croyais que l’orient allait se révéler à moi dans une conversation avec les osmanlis, et j’étais impatient de la voir commencer. Mais elle n’a roulé d’abord que sur les sujets les plus communs. Je me rappelle que notre interprète a demandé si la récolte avait été bonne cette année : singulière question à faire à des gens que l’on vient prier d’abandonner leurs terres Je ne saurais vous dire ce que le pacha a répondu. Enfin on est venu à parler de l’Eubée, et, d’après ce que j’ai pu recueillir de la conversation, je puis vous donner quelques détails instructifs sur une île trop peu visitée parles voyageurs modernes. Vous savez que l’île d’Eubée la plus grande de la mer Egée, se trouve liée au continent par un pont-levis construit à l’endroit le plus resserré du canal. L’île offre sur ses rivages les tableaux les plus rians, et dans l’intérieur, l’aspect varié des montagnes, des bois et des cascades ; les collines sont chargées de fruits, de vignes et de moissons ; les vallons du mont Ocha produisent, de belles forêts de cyprès, de chênes, de hêtres. L’Eubée est renommée par ses riches, pâturages, par le nombre et la beauté de ses troupeaux ; on y cultive le coton, le froment et toutes sortes de grains. Négrepont possède aussi des mines de fer, de charbon, de l’amiante, du cristal de roche. Parmi les mines fécondes et lés riches trésors que renferme l’Eubée, un voyageur ne peut oublier les antiquités que la terre y couvre encore, que la barbarie n’a point profanées, et dont la découverte semble réservée à notre siècle studieux. Le climat de l’Eubée est sain ; la population y est robuste, paisible, économe et laborieuse. Telle est la riche possession : que les Turcs sont obligés d’abandonner en vertu des traités, et qui doit être remise entre les mains du roi que la Grèce attend.

Déjà la cupidité des spéculateurs s’apprête à profiter de la nécessité ou les Turcs vont se trouver de vendre leurs biens de Négrepont et de l’Attique ; moi-même j’aurais été tenté de me mettre sur les rangs ; il m’en aurait coûté peu de chose peut-être pour devenir le propriétaire des jardins de l’Académie, pour acheter une partie du mont Hymette, ou pour me faire adjuger une ferme dans les plaines de Marathon ; mais il se passera encore du temps avant qu’un acquéreur puisse jouir en paix de ce qu’il aurait acheté ; les Turcs sont, si habiles élever des incidens, à trouver de bonnes raisons pour ne rien finir ! d’un autre côté, la révolution grecque est toujours là, qui ne permet pas qu’on reste sans inquiétudes sur l’avenir du pays. On n’achète, pas volontiers des domaines sur un sol qui tremble et dans le voisinage d’un volcan qui lance au loin ses feux, et menace sans cesse de tout engloutir.

Lorsque nous avons pris congé du pacha, il nous a donné un Albanais pour nous conduire dans Athènes ; cet Albanais, sans nous adresser une parole, nous a menés tout droit dans un lieu couvert de mauvaises cabanes, de hangars faits avec des planches et qu’on appelle des boutiques ; c’est comme le misérable bazar que nous avions vu à Navarin. Ici le garde du pacha a cru qu’il avait rempli sa tache et qu’il nous avait fait voir Athènes ; il nous a quittés. Dès lors nous nous sommes avancés sans guide vers les colonnes qui restent du Prytanée et du Gymnase ; mais à peine avions-nous fait quelques centaines de pas au milieu des décombres que nous nous sommes trouvés à la fois dans deux grands embarras : d’abord, comment pouvoir nous retrouver dans une ville détruite de fond en comble ? nos plans, nos souvenirs, rien ne pouvait nous guider ; si la charrue avait passé sur cette enceinte, il serait plus facile de s’y reconnaître. La seconde difficulté était de savoir où nous irions dîner ; nous n’avions pris dans la journée que le café et le sorbet hospitalier du pacha de Négrepont. Dans nos préoccupations du matin, dans nos admirations pour Athènes, nous n’avions apporté avec nous aucunes provisions. Par un rapprochement qui vous fera sourire, nous nous trouvions sur les ruines de l’ancienne Agora lorsque l’aiguillon de la faim est venu nous presser, et que nous avons commencé à sentir toute notre misère ; nous avions devant nous une table de marbre, fort bien conservée, où se trouve encore inscrit le prix des vivres et des denrées ; mais le marché était désert, nous ne voyions autour de nous que des marbres dispersés, et, pour diner à l’Agora, il aurait fallu pouvoir dire : Que ces pierres deviennent du pain. Dans cette extrémité, la providence nous a envoyé un Grec, qui à pris pitié de notre position, et nous a proposé d’aller chez le disdar, ou commandant d’Athènes qu’il connaissait beaucoup, et dont il nous a vanté les vertus hospitalières. Il nous a proposé, en outre, de nous montrer les ruines d’Athènes. Nous n’avions pas deux partis à prendre ! Nous avons suivi notre nouveau guide, après avoir chargé Antoine et un matelot du Loiret de chercher dans tout le pays ce qu’il pourrait trouver de provisions et de nous l’apporter chez le commandant de la place.

Le général turc nous a fort gracieusement accueillis ; il nous a reçus dans une galerie de bois ; il était assis sur un coussin entouré de ses gardes ; nous avons pris place à côté dé lui sur des nattes. La maison du disdar ne paraissait guère mieux approvisionnée que l’Agora d’Athènes, et nous commencions à désespérer de notre diner, lorsqu’Antoine et le matelot du Loiret sont arrivés avec deux poules et la moitié d’un mouton. Le disdar nous a prêté sa cuisine, et tandis qu’on procédait aux apprêts du festin, il nous a fallu rester auprès de notre hôte, tristement accroupis à la manière des Orientaux.

Vous connaissez ces personnages que Walter-Scott a introduits dans ses romans des croisades, et qui ne tiennent ni de la barbarie des musulmans, ni de la civilisation de notre Europe. Les portraits du romancier écossais ne ressemblent pas mal au disdar d’Athènes a qui la Porte a recommandé de n’être pas tout à fait Turc, et dans lequel il n’est resté que la moitié d’un barbare. Nous avons jugé dans sa conversation qu’il était des montagnes du Kurdistan ; car, en se plaignant avec nous de la chaleur du climat de l’Attique, il nous a dit que dans son pays, les habitans étaient enfermés par la neige pendant huit mois de l’année. Je lui ai fait demander, par notre interprète, s’il connaissait l’histoire de Saiadin, l’ancienne gloire de la nation des Kurdes ; il n’en avait pas entendu parler ; d’après cela, je me suis bien gardé, de l’interroger sur un certain Anacharsis, venu du septentrion de l’Asie pour visiter la Grèce antique. Toutefois, je lui ai demandé s’il connaissait le pays où nous étions, et je n’ai pas été surpris qu’il m’ait répondu négativement. Il faut dire néanmoins que le disdar d’Athènes est un assez bon homme au fond ; il avai autour de lui des Grecs, des Turcs et des Francs ; il parlait à tous avec la même bienveillance ; je lui ai demandé son opinion sur les réformes du sultan Mamhoud ; il m’a paru les approuver, mais seulement pour les jeunes gens, car les hommes murs ne peuvent changer leurs habitudes. Notre conversation a été interrompue par plusieurs visites. Tantôt c’était le cadi ou le vaivode d’Athènes, tantôt l’iman du Parthenon qui venaient demander au disdar si les Giaours allaient bientôt les chasser de l’Attique. Enfin notre dîner était servi ; on nous a conduits dans une partie de la galerie où des planches avaient été disposées pour nous tenir lieu de sièges et de table. Notre hôte s’est assis avec nous ; il a fait honneur au dîner par un fort bon appétit ; nous lui avons offert du vin qu’il n’a point accepté ; mais le sourire gracieux qui accompagnait son refus nous a prouvé du moins qu’il n’était point offensé de la proposition. À la fin du dîner, il nous a fait servir du miel du mont Hymette, qui nous a fait juger que tout avait dégénéré en Grèce, même les abeilles.

Après le café et le chihbouk, nous avons pris, congé du disdar ; il a chargé un jeune Grec qui lui sert de secrétaire de nous accompagner à travers les ruines d’Athènes. Je vous parlerai dans ma prochaine lettre de ce que nous avons vu de plus curieux et de plus digne de vous être raconté.