Correspondance d’Orient, 1830-1831/001

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LETTRE PREMIÈRE

À bord du Loiret, 27 mai.

DÉPART DE TOULON.

Nous voilà en pleine mer, embarqués sur le brick de guerre le Loiret. Nous sommes sortis hier matin à midi de la rade de Toulon. Dans les journées du 24 et du 25, l’expédition d’Alger avait mis à la voile ; soixante bâtimens de guerre, plus de douze cents bâtimens de transport, couvraient la mer dans une étendue de plusieurs lieues ; une immense population était assemblée sur la côte pour assister à ce spectacle. La scène avait bien changé quand nous sommes partis dans la rade, sur la mer, au haut des collines du voisinage, ce n’était plus que le silence et là solitude. Les îles d’Hières sont la dernière terre de France qui ait frappé nos regards ; je me suis ressouvenu que saint Louis avait abordé dans ces îles en revenant de sa captivité d’Égypte. Je n’étais pas fâché de commencer par là mon voyage en Orient, et le souvenir du saint roi a été pour moi comme une de ces apparitions qui encourageaient autrefois les pélerins partant pour la Palestine.

Les îles d’Hières avaient disparu le soleil avait quitté l’horizon ; nous n’avions plus que le spectacle de la mer et des étoiles du ciel. Nos pensées se sont portées naturellement vers le pays que nous venions de quitter. Je ne sais quels noirs pressentimens se sont emparés de mon esprit, et le souvenir de toutes les fêtes que je venais de voir à Toulon, ne pouvait m’en distraire. Ce n’est pas la première fois que le malheur aurait choisi un jour de fête pour frapper à la porte des rois et pour mettre tout un royaume en deuil. S’il est vrai que nous ayons toujours une espérance dans les temps de calamités, nous avons toujours aussi, une crainte pour les jours heureux. Pendant mon séjour à Toulon je voyais le général Bourmont presque tous les jours ; nous nous étions connus autrefois dans la prison du Temple, dans cette prison où chaque pierre prophétisait des malheurs. Depuis cette époque, toutes les vicissitudes de la fortune avaient rempli notre vie ; et, par une singulière destinée, voilà que nous nous trouvions chacun à la tête d’une croisade ; M. de Bourmont commandant une belle armée, et préparant une expédition dans laquelle avait échoué le génie de Charles-Quint ; moi, achevant ma carrière d’historien par une expédition plus modeste, et partant avec le bourdon et la panetière pour rechercher les traces des croisés dont j’avais raconté les exploits. Notre position présente ne nous aveuglait ni l’un ni l’autre, et l’avenir se présentait souvent à nous à travers nos vieux souvenirs du Temple. Le général Bourmont était occupé des préparatifs de sa grande croisade, et ne pouvait guères avoir d’autres pensées. Pour moi, qui n’avais pas tant de préparatifs à faire, j’avais tout le temps de rêver à la fragilité des choses humaines. Je me rappelle que j’allai faire une dernière visite à M. de Bourmont à bord de la Provence. Lorsque je prenais congé de lui, il m’invita à diner pour le premier lundi de juillet, dans le palais du dey d’Alger. Cette invitation, qui était de si bon augure pour le succès de nos armées, ne pouvait manquer de me sourire ; mais la destinée n’a pas voulu que je prisse le chemin de la Casauba. Nous voilà séparés aujourd’hui par la mer, par les vents, demain peut-être par les orages de la politique, qui peuvent changea notre croisade en exil.

J’ai connu un temps où la gloire consolait de tout maintenant elle ne console plus de rien. Je ne sais quelle tristesse nous suit jusque sur les chemins de la victoire, et tout ce que la nature et la douleur ont mis de mélancolie au fond de notre âme, nous paraît un avertissement, et prend a nos yeux le caractère d’une prophétie[1].

Toutefois, je veux écarter de moi ces images sinistres car j’ai besoin de tout mon courage pour achever mon entreprise. Je reviens donc à mon itinéraire. Nous allons maintenant à Navarin, si nous en avons le temps, nous visiterons une partie de la Grèce — nous nous rendrons ensuite à Smyrne et à Constantinople d’où nous partirons pour Jérusalem. Je ne désespère pas de voir les côtes de la Syrie, et de suivre saint Louis sur les bords du Nil. Je sais que le projet de ce voyage lointain a étonné plusieurs de mes amis et je vous avoué qu’il est des momens où je partage leur surprise. Après avoir travaillé vingt ans à terminer l’Histoire des Croisades, le repos semblait mieux me convenir qu’un long pèlerinage. Je me compare quelquefois au ver qui file la soie et qui sort du tissu qu’il a péniblement formé, pour prendre son essor et fendre l’air avec ses ailes. Le ver industrieux trouve ordinairement le trépas où la gloire semblait l’attendre il peut fort bien m’en arriver autant ; mais j’aurai du moins ouvert urne carrière que d’autres pourront remplir mieux que moi.

Dans l’antiquité, Thucydide, Polybe et plusieurs graves historiens, ont visité de même les lieux dont ils ont fait mention et qui ont été le théâtre des événement qu’ils ont racontés. On ne contestera pas l’utilité de mon voyage ; mais on me dira peut-être qu’il eut fallu commencer par-là. J’ai déjà décrit les lieux que je vais voir il eût été plus convenable de les voir avant de les décrire. Je voyage aujourd’hui pour corriger mes fautes ; il eût été plus sage de voyager d’abord pour les éviter. Je répondrai qu’il est toujours temps de se corriger ; je n’ai point d’ailleurs décrit tous les lieux dont j’ai parlé. J’ajouterai que pour parcourir avec fruit te vaste théâtre des guerres saintes, je devais m’y préparer d’avance par de longs travaux. Pour faire d’utiles découvertes, il fallait savoir d’abord tout ce que j’allais chercher, il fallait connaître toutes les difficultés avant de les résoudre. L’étude des chroniques a pu m’apprendre ce qui manquait à l’histoire des temps reculés, je sais maintenant tout ce que la géographie peut ajouter aux narrations contemporaines et tout ce qui a besoin d’être éclairci par l’aspect et la description exacte des localités.

Au reste, je ne me bornerai point, dans mes lettres, au simple itinéraire des croisés. La seule géographie des guerres saintes n’aurait pas pour vous l’intérêt qu’elle a pour moi : Tout ce qui aura excité mon attention ou ma curiosité, deviendra le sujet de ma correspondance. Je me rappelle qu’au, temps des guerres d’Orient, les papes avaient soin de recommander aux croisés d’aller à Jérusalem sans regarder à droite et à gauche. Cet avertissement ne les empêchait pas de s’arrêter tantôt à Constantinople, tantôt à Antioche, ou en Égypte. Je ferai comme les croisés, non que je veuille planter quelque part mon drapeau et me faire une baronnie dans de lointaines régions, mais seulement parce, que je veux étendre le cercle de mes connaissances et avoir beaucoup de choses à raconter à mes amis. Mes infirmités, une santé usée par le temps et le travail trahiront quelquefois mes efforts mais je prierai alors mon jeune compagnon de prendre la plume. Il a travaillé avec moi à l’analyse des vieilles chroniques ; il connaît les croisades aussi bien que moi, il verra des lieux que je ne pourrai pas voir, et pour, que tout notre voyage vous soit connu je vous enverrai ses lettres avec les miennes. En quittant la France pour si long-temps, ce qui me console et me charme tout à la fois, c’est d’avoir laissé à Paris, un ami à qui je puisse dire tout ce que j’aurai vu, tout ce que j’aurai senti, et d’emmener avec moi un autre ami non moins cher, qui partagera mes fatigues, me secondera dans mes travaux, et qui pourra me remplacer si je succombe dans mon entreprise. Après le plaisir de faire des découvertes, vient celui de les communiquer aux autres et d’en jouir avec eux. La découverte même d’un monde nouveau, me trouverait indifférent si j’étais seul à le voir, et si je ne savais à qui le montrer.

À bord du Loiret, 27 mai 1830.

LA CORSE, LA SARDAIGNE, STROMBOLI.

Placés entre l’immensité de la mer et l’immensité du ciel, nous n’avions plus d’objet auquel notre attention put s’arrêter. Point de distraction au milieu de ce spectacle admirable quoique uniforme. Dans cet état, on reste long-temps sur les mêmes pensées et notre imagination se livrait aux vagues et tristes rêveries de la veille. Toutefois une pensée ou plutôt un sentiment occupait tous ceux qui habitaient le Loiret, c’était la flotte partie pour la côte d’Afrique ; les vents qui nous portaient avec rapidité vers l’Orient, ne paraissaient pas favorables à la grande expédition ; il n’y avait pas à bord un officier ou un matelot qui n’eut donné la moitié de son traitement pour que la navigation de la flotte fût aussi heureuse que la nôtre. Il y a plaisir à voir le patriotisme des Français, surtout lorsqu’il s’agit de la gloire de leurs armes.

Tandis que nos pensées se portaient ainsi vers les rives africaines, les montagnes d’Ajaccio nous ont montré leurs cimes ; bientôt nous avons pu contempler à notre gauche l’île de Corse, et l’île de Sardaigne à notre droite. Le premier besoin qu’éprouve un voyageur à l’aspect d’une côte ou d’une île qu’il voit pour la première fois, c’est de demander à ses souvenirs et, même à son imagination, quels événemens s’y sont passés, quels peuples l’ont habité, ou l’habitent encore. C’est là le véritable plaisir et quelquefois l’utilité des voyages. L’histoire de la Corse est comme celle de toutes les îles de cette partie de la Méditerranée. Aucune d’elles ne pouvait exister par elle-même, et l’antiquité nous les représente comme la proie des conquérans venus des côtes d’Italie, ou des côtes d’Afrique : ainsi les Étrusques, les Carthaginois, les Romains, furent d’abord les maitres de la Corse, puis vinrent les invasions des Barbares, partis de tous les coins du globe je ne vous parlerai point des temps modernes ; vous savez comment l’île de Corse était tombée en la possession, de Gènes, et comment elle secoua le joug de cette république, pour devenir une des provinces de la France. La réunion de la Corse a un grand royaume paraissait peu importante en elle-même ; mais par une de ces combinaisons dont la providence s’est réservé le secret, cette réunion devait avoir une grande influence sur les destinées de l’Europe et du monde. On ne peut porter ses regards sur Ajaccio, sans se rappeler que c’est de là que sortit cet homme extraordinaire qui, s’appuyant sur sa nouvelle patrie, vint brusquement prendre sa place parmi les conquérans et les rois ; singulière destinée de ce génie de nos temps de troubles, de ce géant des tempêtes ! une île le vit naître, une île accueillit son premier exil et comme si la mer eut voulu le disputer à la terre qu’il avait conquise, une autre île fut sa prison et son tombeaux. Il n’est resté de lui qu’une gloire immense, que ne peuvent réclamer ni sa famille, ni le lieu de son berceau, cette gloire fut, comme lui, l’ouvrage du destin, et, comme les monumens de nos cités, elle appartient à la France, car la France l’a payée de son sang, de ses trésors, et même de sa liberté. Quoique l’homme des destinées n’ait eu pour dernier asile qu’un rocher solitaire, des gens qu’il avait associés à sa fortune, et qui ont été rois de son vivant, rêvent encore à l’empire tombé de ses mains puissantes ; un fils, des frères, des cousins, se présentent, dit-on, pour recueillir sa succession, et pour régner après lui ; il faut avouer que les prétentions de tout ce monde-là seraient fort raisonnables si on héritait d’un météore, et si les orages fondaient des dynasties.

Les Romains, qui nous ont fait connaître tous les pays qu’ils ont conquis, n’ont pas négligé la Corse, mais comme cette terre était pour eux un lieu d’exil, ils ont du en parler avec prévention. Si nous en jugeons par quelques vers de Sénèque, qui avait passe plusieurs années dans cette île, on n’y trouverait que des précipices et des déserts ; le premier aspect de l’île a en effet quelque chose de rude et de sauvage qui rappelle d’abord les images du poète exilé. Mais, au rapport des voyageurs qui l’ont parcouru ; l’intérieur du pays renferme des vallons fertiles des terres auxquelles « l’automne, ne refuse point ses fruits, ni l’été ses moissons. » La Corse a plusieurs villes ou fleurissent le commerce et l’industrie ; les arts même y sont cultivés, et l’île pourrait être comparée à plusieurs provinces de France, si les habitans des montagnes n’étaient pas restés barbares. Là, on retrouve encore les passions des âges les plus grossiers, les querelles de la jalousie, les vengeances héréditaires, la fureur du meurtre. Les lois de la métropole n’ont pu discipliner ces peuplades sauvages ; de même que le territoire de la Corse se partage entre la culture et le désert ; ainsi la population se trouve partagée entre la civilisation et la barbarie. On pourrait croire qu’il y a dans cette île deux peuples et deux pays différens, qu’une partie est réunie à la France, et que l’autre ne l’est pas encore. Dans les villes et dans les campagnes cultivées, la population est française par ses lois, par ses usages et ses manières partout ailleurs, le nom de la France est à peine prononcé, à peine connu, et les habitans des montagnes ne sont guères plus Français que les aigles, qui planent au-dessus de leurs têtes, ou que les bêtes fauves qui peuplent avec eux les forêts de l’île.

En jetant les yeux du côte de la Sardaigne, nous voyons encore un pays montueux comme la Corse ; mais les montagnes y sont beaucoup moins élevées. Plusieurs savans ont pensé que ces deux îles, d’abord réunies, ont été séparées l’une de l’autre par quelques grandes secousses ; la multitude d’îlots et d’écueils semés près de la côte, ont paru comme les indices du déchirement qui s’est opéré ; Nous avions devant nous le village ou le bourg de Longo-Sarde, bâti sur un promontoire : des tours couronnent toutes les hauteurs du voisinage ; on en compte cent trente-huit sur les côtes de l’île. Elles furent d’abord bâties pour défendre le pays contre l’invasion des Africains et les surprises des pirates. Elles ne servent plus aujourd’hui, qu’à faire observer les lois sanitaires, et la surveillance de leurs gardiens n’a d’autre objet que d’écarter le fléau de la peste. J’ai vu plusieurs voyageurs qui ont parcouru l’intérieur de l’île ; tous s’accordent à vanter la variété pittoresque des aspects que présente le pays. Ils ont trouvé, en beaucoup d’endroits, des monumens qui attestent la domination des Romains, ou qui portent l’empreinte des âges primitifs ; la partie septentrionale de l’île renferme encore quelques régions, dont les habitans ont la barbarie et le caractère indomptable des montagnards de la Corse.

Plusieurs auteurs anciens ont parlé de la fertilité prodigieuse de l’île, et de l’insalubrité de son climat ; on ne dit plus rien aujourd’hui de sa fécondité, et son climat passe encore pour être malsain, au moins dans quelques vallées. Conquise et deux fois ravagée par les Romains, mêlée ensuite dans leurs guerres civiles, livrée enfin sans défense aux attaques des Barbares, la Sardaigne, comme la plupart des peuples eut également à souffrir de l’élévation de Rome et de sa décadence. Je ne vous rappellerai point ici l’invasion des Vandales, les, incursions, des Goths et des Lombards. Dans cette série de peuples conquérans et dévastateurs, les plus formidables furent les Sarrasins, parce qu’ils avaient un mobile religieux et que le fanatisme les animait dans leurs conquêtes. La Sardaigne fut pendant, près de deux siècles soumis aux Musulmans ou l’objet de leurs continuelles aggressions. Il fallut opposer à leur fanatisme comme, à leur ambition opiniâtre, le mobile puissant du christianisme. Deux républiques chrétiennes, Gênes et Pise, se levèrent en arme à la voix du souverain pontife, et la Sardaigne fut à la fin délivrée du joug des infidèles. La guerre des Pisans et des Génois, qui remonte au commencement du onzième siècle, n’était pas encore une croisade ; mais on peut la regarder au moins comme le prélude des guerres saintes. Cette île fut long-temps gouvernée par ses libérateurs : les papes et les empereurs s’en disputèrent quelquefois la souveraineté. Au seizième siècle, elle fut le partage des rois d’Arragon, et dans le siècle dernier elle devint la possession des ducs de Savoie. La Sardaigne donna à ses nouveaux maîtres le titre de rois ; ils lui donnèrent en échange de sages institutions. En 1792, une flotte et une armée française où se trouvait le jeune Bonaparte, se présentèrent devant ses côtes, mais l’île fut défendue par la tempête et par le courage de ses habitans. Plus tard, lorsque les révolutions troublaient l’Italie et que la guerre désolait toute l’Europe, la Sardaigne resta dans une paix profonde ; et, protégée par la présence de son roi, elle conserva ses mœurs, ses lois et ses libertés[2].

Dans la nuit du 28 au 29, sous un vent toujours propice, nous avons laissé bien loin derrière nous la Sardaigne et la Corse. Le 29, au lever du jour, nous étions déjà à cent lieues de Toulon. Nous voguions sur une mer tranquille, et nous cherchions des yeux les monts voisins de l’embouchure du Tibre, les côtes de Terracine, la cime enflammée du Vésuve, les beaux rivages de Naples, l’île si célèbre par le séjour de Tibère ; les rives des Amalfitains qui, les premiers, connurent au moyen-âge les chemins de Jérusalem ; Salerne, dont le vin fut tant vanté par le poète de Tibur, et le promontoire qui redit, encore aux voyageurs la triste aventure de Palinure. Toutes ces terres, si glorieuses, restaient dans un horizon lointain et nous regrettions de ne pouvoir saluer autrement que par des souvenirs la belle et poétique Italie.

Les seules terres que nous ayons aperçues, ce sont les îles d’Éole où de Lipari, consacrées par les traditions merveilleuses des poètes. Les auteurs anciens n’en connaissaient que sept ; elles sont aujourd’hui au nombre de onze, ce qui prouve qu’elles ont été produites successivement à la suite d’éruptions volcaniques. L’île de Lipari, qui donne son nom à cet archipel, est la plus considérable de toutes ; et c’est la que Virgile fait descendre le dieu du feu pour forger les armes d’Enée ; c’est la, aussi que le poète a placé les Cyclopes Brontes, Stéropes et Pyrachmon aux membres nus, qui, pour travailler aux armes du fils d’Anchise, délaissent les foudres destinées à Jupiter. Les cavernes souterraines de ces îles furent aussi, comme, vous savez, la demeure du dieu des vents ; et c’est de la que partaient l’Eurus, l’Aquilon et le terrible Borée, qui troublent les mers, et la brise propice qui enfle doucement les voiles. Les anciens expliquaient ainsi les volcans, et l’origine des orages : le monde était alors dans l’âge de la poésie ; on entassait partout merveilles sur merveilles. Lorsqu’on voyage pour son instruction, il n’y a pas de doute qu’on doit oublier toutes ces fables et marcher au flambeau de la science ; mais si je ne voyageais que pour le bon plaisir de mon imagination, il me semble que j’aurais quelquefois regretter la poétique ignorance de Virgile et d’Homère.

Au milieu de cet archipel, les voyageurs ne remarquent guères que le Stromboli. Pline a décrit ce volcan qui existait long-temps avant lui, et dont les éruptions n’ont jamais été interrompues jusqu’à nos jours, ces éruptions se font sentir à des intervalles très-rapprochés avec une régularité qu’on pourrait presque comparer à celle des battemens du pouls et des artères dans le corps humain ; les naturalistes vous feront connaître les causes d’un pareil phénomène ; pour moi, je m’en tiens à la beauté du spectacle. Quand nous avons aperçu la cime flamboyante du Stromboli, la nuit commençait à tomber ; c’était l’heure favorable pour contemple le volcan avec sa couronne de feux. Ce qu’on découvre d’abord, c’est un point lumineux qui se montre de moment en moment, puis c’est une montagne qui s’embrase, et enfin tout l’horizon réfléchit les flammes échappées du cratère. Une grande illumination dans nos cités, l’incendie d’une forêt sur les hauteurs des Alpes, ne vous donneraient qu’une faible idée de ce que nous avons vu. Le calme nous avait retenus en face de cette montagne enflammée ; pendant toute la nuit elle n’a pas cessé de gronder, de mugir, et de lancer dans, l’air du soufre, du bitume, et des roches brûlantes, et la mer était immobile, les étoiles brillaient silencieusement sur nos têtes, tout paraissait en repos dans la nature excepté le Stromboli.

Ayant la tombée du jour, nous avions pu découvrir plusieurs des îles de Lipari ; une de ces îles appelée Vulcano ressent encore de temps à autre des secousses volcaniques. L’histoire naturelle a tenu registre de ces sortes de révolutions dont la dernière a eu lieu en 1786. Depuis ce temps, aucune détonation ne s’est fait entendre ni dans le Vulcano, ni dans les îles voisines, qui tour à tour ont vomi autrefois des torrens de flammes, et qui maintenant restent là comme des canons encloués sur un champ de bataille.

Aujourd’hui 29, nous avons eu toute la matinée la montagne de Stromboli à notre droite. D’autres tableaux se sont offerts à nos regards ; les rivages de l’ile nous ont apparu couverts de vignes, d’oliviers et de moissons ; on y découvrait des plantations de coton, des jardins, des maisons de plaisance, des bergers conduisant des troupeaux de chèvres ; une petite ville même est bâtie sur le côté nord-est du volcan. Cette sécurité, ces travaux, ces plaisirs, si près d’un cratère enflammé, donnent d’abord quelque surprise ; mais on est un peu moins étonné, lorsqu’on songe à ce qui se passe dans nos sociétés que les révolutions menacent sans cesse. Quel trône de rois, dans le temps où nous sommes, n’a pas son Stromboli, qui gronde à ses côtés ? et cependant, les fêtes, les spectacles, les intrigues, les flatteries des cours vont toujours leur train ! Laissons donc les pauvres habitans de cette île volcanisée bâtir des maisons, cultiver les champs, et conduire en paix leurs troupeaux, dans le voisinage des abîmes grondans.

À bord du Loiret, le 30 mai 1830.

DE LA SICILE ET DE LA CALABRE, MESSINE.

À peine avions-nous dépassé l’archipel de Lipari, que nous avons vu paraître les côtes de la Sicile et de la Calabre.

Cette première vue de la Sicile, avec ses frais bosquets et ses sites rians, nous rappelait les gracieuses peintures de Théocrite ; on y reconnaît d’abord les coteaux que fréquentait Daphnis, où paissaient les troupeaux de Ménalque, où les bergers se disputaient le prix du chant. La Calabre présente y une physionomie plus sévère ; et répond très-bien à ce que nous dit Horace de la rudesse de ses habitans. Nous avions à notre gauche le golfe de Sainte-Euphémie ; on remarque sur la rive plusieurs bourgs ou villages, presque tous bâtis au pied de hautes montagnes ; nos marins nous ont fait distinguer le petit bourg de Petzio, où Joachim Murat débarqua en 1875 : il ne trouva qu’une mort tragique, là où il cherchait une couronne perdue, l’insensé, qui avait pu voir ce qu’il y a de misères au fond de la royauté, et qui y revenait comme à un festin !

Un vent léger nous poussait vers l’entrée du détroit, et nous avions devant nous le phare de Messine, lorsqu’il nous est arrivé une barque avec des rameurs siciliens, chargés de diriger les navires dans ces parages dangereux. Le chef de ces rameurs, après nous avoir complimentés, nous a dit d’un ton solennel : Voilà Scylla et voilà Carybe. Du côté de Scylla, on entend encore le sourd mugissement des vagues ; tout paraissait tranquille autour de Carybe. Ces deux écueils, au moins dans les temps de calme, n’ont rien qui puisses expliquer la terreur des anciens. Nous sommes entrés paisiblement dans le canal, et nous avons put jouir du magnifique spectacle des deux rives. Dans le lointain, et à notre droite, c’étaient les mont Pelores, dont les cimes bleuâtres conservent encore des traces des frimas ; près de nous, des vallons où la pâle verdure des oliviers se mêle au vert foncés des pins et des cyprès. À mesure qu’on avance dans le détroit, on distingue quelques maisons blanches sur un terrain jaunâtre, des lits de torrens qu’on prend d’abord pour des chemins poudreux, une certaine culture qui annonce le voisinage d’une grande ville, enfin plusieurs églises ou monastères dont les paisibles habitans ne songent guère que leurs demeures servent de points de reconnaissance aux navigateurs poussés par la tempête. Sur la rive de la Calabre, c’est un autre spectacle. L’horizon est borné par des rochers stériles et des collines nues, ou la bruyère croit à peine. De vastes campagnes s’étendent vers la mer, les unes livrées à la culture, les autres sillonnées par des ravins profonds. On aperçoit de distance en distance des maisons avec des bouquets d’arbres, des villages avec leurs jardins et des plantations d’oliviers et de mûriers. Là jaunit la moisson sur des terres prêtes à s’ébouler, et soutenues par des murailles de pierres ; plus loin, la vigne monte au sommet des ormes, et se mêle à leur feuillage, ou, portée d’espace en espace sur de longs échalas, elle s’étend dans la plaine et se déploie en festons verdoyans. Les paysages des deux côtes présentent parfois des contrastes qui étonnent ; on trouve en quelques endroits une autre nature, une autre physionomie, et le voyageur est surpris d’éprouver des impressions si différentes à l’aspect de deux contrées qu’anime, également le voisinage de la mer, et que le même, soleil éclaire.

Les pilotes siciliens qui nous avaient pris à l’entrée du détroit nous ont quittés devant Messine, non sans solliciter notre générosité. Le temps était trop beau pour que nous pussions apprécier le service qu’ils venaient de nous rendre ; au reste, quel mal y a-t-il que de pauvres marins, exploitent les opinions des temps héroïques, et vivent des souvenirs, que nous ont laissés les malheurs d’Ulysse et de ses compagnons ? Une chose qui vous étonnera peut-être, c’est qu’on nous a pris pour des pestiférés ; les lettres, que nous avons données à nos pilotes pour le consul de France ont été remises dans une boite de fer-blanc, placée au bout d’un grand bâton, les pièces de monnaie que nous avons jetées dans leur barque ont été passées scrupuleusement à l’eau de mer ; toutefois, il était bien certain que nous venions de Toulon, où, grâce à Dieu, la peste n’exerce pas ses ravages. Ne craindrait-on pas à Messine une autre contagion et la crainte de la peste ne servirait-elle pas de prétexte pour éviter d’autres fléaux ? la politique, en un mot n’aurait-elle pas pris ici pour auxiliaire ce qu’on appelle la santé publique, et ne lui aurait-elle pas emprunté ses lazarets et ses réglements préservatifs ?

Quand nous avons passé devant Messine, le soleil était au milieu de son cours : la chaleur était si grande, qu’on ne voyait personne sur le magnifique quai qui borde la rade ; on n’apercevait aucun mouvement ni dans le port, ni sur la rive ; on n’entendait que le bruit des cloches qui sonnaient l’angelus de midi. Toutefois, nous avons été frappés de l’aspect déjà vide. Les maisons les plus voisines de la mer paraissent fort bien bâties ; elle ont sur le devant de larges arcades. Nous avons distingué dans l’intérieur de la ville un grand nombre d’églises et de monastères, plusieurs palais. Trois châteaux dominent le coteau sur lequel Messine est bâtie. Au-dessus de ces châteaux s’élèvent des collines couvertes de jardins et de maisons, de plaisance. Dans le lointain, au midi, on voit les sommets des monts Pelores ; rien n’est plus ravissant que cette perspective aperçue du milieu de la rade.

Dans le temps des pèlerinages à la Terre-Sainte et pendant les Croisades, les pèlerins et les croisés, partis de Gênes ou de Marseille, s’arrêtaient presque toujours à Messine. Richard-Cœur-de-Lion et Philippe–Auguste y séjournèrent avec leur armée. Comme j’ai avec moi plusieurs des vieilles chroniques de ce temps-là, il faut que je vous transcrive ici un passage curieux de Gauthier Vinisauf, que j’ai traduit sur les lieux et devant le port où abordaient les flottes chrétiennes. « Le roi de France, » dit le chroniqueur, « précéda Richard. Quand on sut qu’il était arrivé au port, les habitans de la ville, de tout rang, accoururent pour voir ce prince, à qui d’autres princes et tant de nations obéissaient ; mais Philippe n’ayant avec lui que le vaisseau qui le portait, sembla fuir la vue des hommes ; il se rendit secrètement dans le château, et tous ceux qui étaient venus sur la rive, trompés dans leur attente jugèrent qu’un roi qui évitait d’être vu n’était pas capable de grandes choses. » « Lorsqu’on sut, » poursuit le chroniqueur, « que le roi d’Angleterre approchait les peuples se précipitèrent de nouveau sur le rivage pour le voir. Toutes-les hauteurs voisines étaient couvertes de spectateurs ; bientôt on vit d’innombrables galères. Le bruit des trompettes et des clairons retentissait au loin ; les navires s’avançaient à la file ; les étendards et les panaches flottaient au gré des vents ; les proues des vaisseaux étaient peintes de diverses couleurs, les boucliers des chevaliers réfléchissaient les rayons du soleil ; les flots blanchissaient sous les coups redoublés des rames. À cet aspect la multitude tressaillait d’impatience et de joie. Tout à coup apparut à la foule surprise le roi d’Angleterre sur une galère richement ornée, on le distinguait de tous les autres à la magnificence de ses vêtemens. Il descendit sur le rivage, où il fut reçu par ses nautonniers et par les troupes qu’il avait envoyé devant lui. Les Siciliens se pressèrent autour du prince et l’accompagnèrent jusqu’à son palais. Le peuple, frappé de son air majestueux, le jugeait digne de commander aux nations, et le trouvait plus grand que sa renommée. »

Le chroniqueur à qui nous empruntons ce récit accompagnait le roi d’Angleterre. Vous aimerez comme moi à retrouver dans cette description le ton vif et animé et la simplicité naïve de nos vieilles chroniques. Ce récit a d’ailleurs à mes yeux le mérite de nous, faire connaitre le faste du monarque anglais et le caractère des Messinois qui, dit-on, n’a pas changé. Toutefois leur admiration ne dura pas long-temps ; car Richard ne tarda pas à se brouiller avec le roi de Sicile et avec le roi de France. Dans ses démêlés, il menaça plusieurs fois Messine de la prendre d’assaut ; et pour contenir les habitans, il fit bâtir le château de Mattegriffons qui existe encore au-dessus de la ville.

Ce fut alors que commencèrent pour la Sicile ces temps de révolutions qui la firent si souvent changer de maitre, et détruisirent à la fin les sources de sa prospérité. Pour connaître les richesses que possédait ce pays, au douzième siècle, il vous suffira de savoir à quelles conditions le monarque sicilien put acheter l’amitié ou plutôt le départ du roi d’Angleterre. Richard exigeait qu’on lui donnât une table d’or de douze pieds de long et d’un pied et demi de large, une tente de soie où deux cents guerriers pourraient s’asseoir ; quatre-vingts coupes d’argent, quatre-vingts disques d’argent, soixante charges de froment, soixante d’orge, soixante de vin, deux cents navires armés avec tout leur appareil, et des vivres pour deux ans. Jamais la victoire ne se montra plus exigeante. Mais quelles devaient être les ressources d’un pays à qui on imposait de pareilles conditions, et qui pouvait les remplir ? Les choses ont bien changé depuis cette époque ; on vendrait aujourd’hui Messine, Syracuse et Palerme, qu’on en retirerait pas la moitié des trésors emportés par Richard.

À bord du Loiret, le 2 juin 1830

L’ETNA, LES CÔTES DE LA MER IONIENNE, ARRIVÉE À NAVARIN

Le vent était bon ; Messine fuyait derrière nous ; nos regards se portaient à notre gauche vers Reggio. Il existe entre cette ville et Messine la même différence qu’entre les deux rives. Reggio, fut aussi renversée par le tremblement de terre de 1783, mais elle n’a jamais pu se rétablir, et quarante-trois ans n’ont pas suffi, à relever ses ruines.

La nuit nous a surpris au sortir du canal : le lendemain 31 mai, au lever du jour, nous étions dans le golfe que les marins appellent Sparti-Venti. Le calme nous a retenus toute la matinée en présence de l’Etna ; le côté de cette montagne qui nous apparaissait ne présente qu’une teinte grisâtre, quelque chose qui ressemble au désert, on n’y distingue point les trois régions différentes remarquées par les voyageurs. Une verdure et une végétation rare et dépouillée de vie se montrent au penchant de la montagne ; aucun village, aucune habitation. Dans la partie supérieure des rochers arides, des surfaces calcinées frappent seul les regards des navigateurs. La région qu’on rappelle la région du feu, paraissait immobile, et calme. On apercevait seulement sur les points les plus élevés une fumée blanche que les naturalistes regardent comme le signal[3] des grandes éruptions.

Vers le soir, le vent s’est levé et nous sommes entrés dans la mer d’Ionie, laissant à notre droite la mer et les côtes d’Afrique, et à notre gauche les rives méridionales, de la Calabre, les golfes de Tarente, d’0trante, de Brindes et de Bary. C’est dans ces ports, autrefois célèbres, que s’embarquaient les armées chrétiennes pour se rendre dans les contrées d’0rient. C’est de Bary que partirent le comte, de Vermandois, le comte de Chartres, et plusieurs autres chefs de la première Croisade. C’est à Brindes qu’embarqua l’empereur d’Allemagne, Frédéric II, excommunié pour n’avoir pas été dans la Terre-Sainte, excommunié ensuite pour y être allé.

Brindes nous rappelle aussi un grand souvenir littéraire : Virgile y mourut au retour de son voyage en Grèce ; il avait vu. la ville de Minerve, Chio et son école d’Homère, Samos, et son temple de Junon, les beaux rivages de l’Ionie où coule le divin Melès. Quels spectacles pour enflammer l’imagination et réchauffer l’enthousiasme d’un grand poète ! que de merveilles l’auteur de l’Énéide ne devait-il pas ajouter au chef-d’œuvre que les Muses d’Italie lui avaient inspiré ! Sans vouloir pénétrer ce que le génie a quelquefois de mystérieux dans ses desseins, ne serait-il pas permis de croire que Virgile mourant avait condamné son poème parce qu’il revenait de son voyage avec des inspirations nouvelles, et que le beau ciel de la Grèce et de l’Ionie lui avait donné l’idée d’une épopée plus parfaite ? L’Énéide fût sauvée des flammes, malgré la sentence du poète. Mais qui pouvait sauver ces nouveaux trésors de poésie que le chantre d’Énée apportait d’Orient, et dont il devait enrichir son poème immortel ? Pour moi, pauvre voyageur que je suis, j’ose à peine, après cela, vous parler des courses que j’entreprends pour améliorer mon faible ouvrage et pour mettre un peu plus de clarté et d’exactitude dans un récit simple et modeste de nos guerres d’outre-mer !

Nous avons passé deux jours sans voir la terre, ce qui arrive rarement dans la Méditerranée. En suivant notre route sur la carte, nous avions au nord l’île de Corfou cette île des Phéaciens ; où le sage Ulysse fut reçu par le roi Alcinous ; où plus de deux mille ans après des guerriers français et vénitiens se réunirent sous les drapeaux de la Croix, et jurèrent de marcher tous ensemble à la conquête de Byzance, puis a celle de Jérusalem. Le 1er juin, dans l’après-midi, nos matelots ont crié : Terre ! c’était la terre classique de la civilisation et des arts, le pays du génie et de la gloire, c’était la Grèce. Dans la soirée, nous sommes arrivés en face de Navarin en voyant de près ces côtes jaunes et désertes, notre enthousiasme se mêlait d’une certaine tristesse, et la Grèce que nous avions devant nous semblait perdre une partie des charmes que lui donnaient nos souvenirs. Comme l’entrée de la rade est difficile et que nous avons été surpris par le calme, nous sommes restés toute la nuit à une assez grande distance de la côte. Enfin aujourd’hui, 2 juin nous avons pu nous approcher des rivages du Péloponnèse : le Loiret a profité d’une faible brise pour dépasser l’énorme rocher placé à l’entrée de la rade, et nous voilà mouillés dans un des plus beaux ports de l’Orient.


  1. Plusieurs fragmens de cette correspondance ont été imprimés dans les journaux, à l’époque où j’ai écrit mes lettres ; on peut y voir les mêmes pressentimens.
  2. Pour connaître la Sardaigne, il faut lire l’excellente histoire de M. Mimaut, ancien consul de Sardaigne, et maintenant consul de France à Alexandrie en Égypte.
  3. Nous avons appris plus tard que, le lendemain même de notre passage, une terrible éruption a porté l’effroi dans Catane dans tous les lieux voisins.