Correspondance d’Orient, 1830-1831/002

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LETTRE II.

De la rade de Navarin, le 5 juin 1830.


Je ne vous parlerai point de la baie de Navarin ; vous en trouverez des dessins et des plans chez tous vos marchands d’estampes. Quand les armées françaises ont remporté quelques triomphes, Paris ne manque jamais de gens qui nous décrivent les lieux où la gloire de la France a passé. Je ne reviendrai pas non plus dans cette lettre sur la bataille de Navarin, toutefois, vue de la rade ajoute quelque chose à l’idée que je m’étais faite de cette victoire, et les impressions que j’éprouve rajeunissent pour moi, les récits tant rebattus de la renommée. Quel spectacle que celui de quatre flottes combattant dans une enceinte qui n’a pas deux fois l’étendue du port de Toulon ! On voit encore au fond de la mer les débris et les carcasses des vaisseaux ; des plongeurs s’occupent encore chaque jour d’enlever les ancres, les carênes englouties pendant le combat, et vivent depuis trois ans des ruines de la marine turque ; on ne peut se défendre, à cet aspect, de quelques réflexions sérieuses ; Quelque honorable que soit la bataille de Navarin pour ceux qui ont combattu, comment doit-on juger la politique des cabinets qui l’ont provoquée, et qui en ont adopté les conséquences ! La réponse d’Aristide à ceux qui lui proposaient de brûler la flotte de Lysandre n’aurait-elle pas dû servir de leçon aux rois de l’Europe moderne ! On a comparé la bataille de Navarin à celle de Lépante : la victoire de Lépante sauva la chrétienté ; celle de Navarin n’a rien sauvé en Occident, et par elle l’Orient peut être changé, sans avantage pour la cause des Grecs qu’on a voulu servir, ni pour les sociétés chrétiennes qui n’ont rien à redouter du Croissant. Je me demande quelquefois comment on peut faire de la gloire avec ce qui n’est ni juste ni utile, et même avec ce qui peut amener dans l’avenir des évenemens malheureux.

J’étais impatient de descendre à terre, et de fouler le rivage de la Grèce. Lorsque le canot du Loiret m’a mis sur la côte, le soleil était au milieu de son cours ; une poussière rougeâtre brûlait sous mes pieds ; l’horizon paraissait en flammes ; je distinguais à peine les objets ; j’étais ébloui par l’éclat de la lumière, suffoqué par la chaleur ; ajoutez à cela ce trouble d’esprit qu’on éprouve dans un pays qu’on n’a jamais vu, et auquel on a rêvé toute sa vie. Quand j’ai eu repris mes sens, et que mes yeux ont commencé à voir ce qui était autour de moi, je me suis trouvé au milieu d’une espèce de bazar, construit près du rivage, et composé de méchantes boutiques, de pauvres cabanes de bois. Deux ou trois tavernes, quatre ou cinq billards sont les édifices les plus apparens et les plus fréquentés de cet amas confus d’habitations. La population grecque ainsi entassée n’avait, il y a quelques mois, d’autres demeures que les cavernes du voisinage. On trouve là un assez grand nombre de Francs, venus de tous les coins de l’Europe ; vous devez croire qu’ils ont apporté de leurs pays plus dé besoins que de richesses, plus de vices que de vertus : voilà cependant quels seront les fondateurs d’une cité nouvelle ! Nous ne sommes plus au temps où la lyre d’Amphion bâtissait des villes, c’est la misère industrieuse qui se charge maintenant du prodige ; rien ne se fait plus que par l’industrie, et tout doit commencer par des boutiques. Cette réunion d’habitations informes n’a point encore reçu de nom, même dans le pays ; il est probable que dans quelque temps, on l’appellera le nouveau où le troisième Navarin.

Je suis monté au château, que le feu du ciel a fait sauter l’année dernière, et qui ne présente plus qu’un amas de décombres. Deux ou trois artilleurs français que j’y ai trouvés sont là comme les gardiens des ruines. À voir leur physionomie triste et, morne, on se croirait au lendemain du désastre. Je leur ai adressé quelques questions sur le fort : ils m’ont interrogé à leur tour sur la France ; ils se plaignent d’être abandonnés à Navarin, comme sur une terre d’exil.

Au pied du château du côté de la mer, on voit encore aujourd’hui la petite cité de Navarin, que ses habitans ont désertée. J’y ai vu, pour la première fois, une mosquée ou sanctuaire musulman : elle sert de magasin de farine, j’ai visité des maisons turques je suis entré dans des chambres qu’on appelait des harems ; elles n’ont plus que les quatre murailles ; les fenêtres, les portes, tout est ouvert ; l’araignée y file partout sa toile et n’a plus rien à craindre que la présence de quelques curieux. Les remparts qui gardent cette enceinte solitaire sont restés debout ; ils seront bientôt détruits à leur tour, car on en prend les pierres, pour reconstruire le fort. Dans quelques mois, il ne restera plus rien de cette misérable bourgade, qui donnait son nom à la rade, et les étrangers se demanderont où elle était bâtie. Il faut donc se hâter de dire qu’elle domine l’entrée de la baie, qu’elle fut construite, par les Turcs dans l’année 1752, que les Russes y furent assiégés en 1770, et qu’elle tomba au pouvoir d’Ibrahim, peu de temps avant la bataille de Navarin.

Un bateau grec nous a portés à l’île de Sphagia ou Sphacterie, située en face de Navarin. Cette île, qui peut avoir près d’un mille de longueur, sur une largeur de trois ou quatre cents toises, ferme la rade du côté de l’ouest. Quoiqu’elle n’ait jamais été habitée, elle n’a point été oubliée par l’histoire. Le souvenir des désastres dont elle a été le théâtre remonte à la guerre du Péloponnèse, et c’est dans le récit élégant de Thucydide qu’il faut lire comment un corps nombreux de Lacédémoniens s’y trouva renfermé sans espoir d’être secouru. Lacédémone, pendant le siège de Pilos, avait perdu sa flotte ; il ne lui restait aucun moyen de délivrer ses guerriers. Elle envoya des ambassadeurs à Athènes, et s’abaissa jusqu’à implorer la paix. Toute la Grèce avait alors les yeux sur l’ile de Sphacterie ; ces négociations n’eurent aucun résultat pacifique, et les Athéniens firent une descente dans l’île. Les Spartiates, qui s’y trouvaient assiégés opposèrent d’abord une vive résistance, mais après plusieurs combats, accablés par le nombre, affaiblis par la faim, ayant vu massacrer la moitié de leurs compagnons, ils mirent bas les armes et furent conduits à Athènes, chargés de fers. Après ce désastre des Lacédémoniens, l’histoire ne parle plus de l’ile de Sphacterie, que pour les temps modernes, ou les mêmes scènes d’extermination se sont renouvelées deux fois. En 1770, un grand nombre de Grecs insurgés se réfugièrent dans cette île et furent massacrés par les Turcs ; en 1826, un corps de troupes grecques, poursuivies par les soldats d’Ibrahim y cherchèrent aussi un asile et n’y trouvèrent qu’une mort malheureuse. On lit dans Thucydide que l’île de Sphacterie était couverte de bois, et que les forêts qui en couvraient le sol furent entièrement consumées par un incendie. Aujourd’hui, il n’y croît pas un seul arbre ; la végétation qui s’y trouve suffit à peine à nourrir quelques chèvres, qu’on y envoye dans la saison des pluies. L’aspect de ces lieux déserts, de ces rocs arides, n’est que trop en harmonie avec les tristes souvenirs de l’histoire. Lorsque notre bateau nous ramenait au Loiret, on nous a fait voir vers le nord de la rade, un ilot, connu aussi par le grand nombre des victimes que les fureurs de la guerre y ont immolées. Cet îlot est formé de quelques rochers à moitié découverts. C’est là que les Turcs, au nombre de sept a huit cents, furent jetés après la capitulation de Navarin, et condamnés à périr de faim et de soif. Lors de la grande bataille navale qui fut livrée ensuite dans la rade plusieurs soldats où marins blessés se traînèrent sur cet écueil, et achevèrent de mourir parmi les cadavres de ceux que la faim y avait moissonnés. Une foule d’ossemens blanchissent dans cet îlot sans nom, parmi des ronces, des pierres et quelques boulets couverts de rouille.

Telles sont les images qui frappent les regards du voyageur lorsqu’il arrive dans la Grèce par le port de Navarin. Je ne veux pas, mon cher ami, vous laisser dans des idées aussi tristes ; et pour vous distraire de tant de lugubres tableaux, je vais vous conduire à la divine Pilos. La montagne de Zanchio, où nous plaçons Pilos, est séparée de l’île de Sphacterie par un petit détroit : cette montagne est assez haute et fort escarpée, et le côté septentrional est couvert de bois épais et difficiles à franchir. Du haut de son sommet la vue se promène, à l’occident sur la vaste mer, au nord sur des côteaux boisés, à l’est sur des plaines et des vallons rians, au midi sur la rade et sur les barraques du nouveau Navarin. Je dois vous dire néanmoins qu’il s’est élevé parmi les savans quelques discussions sur le véritable emplacement de l’ancienne Pilos. Thucydide donne le nom de Pilos à une ville située au lieu que je viens de décrire ; il est vrai qu’il ajoute que cette ville était nouvellement bâtie. M. Pouqueville place l’ancienne ville au village de Pila, en face de la rade, dans les montagnes. Il a trouvé là des ruines qui remontent à la plus haute antiquité ; il est fâcheux que le bon Nestor, qui n’épargnait pas, les détails dans ses discours, n’ait rien dit sur sa capitale, qui puisse éclaircir nos doutes et nous mettre dans le cas de prononcer entre Pausanias et Strabon. Jusqu’à ce que la question soit examinée plus a fond, je m’en tiendrai à l’opinion de ceux qui ont cru trouver l’emplacement de Pilos dans l’enceinte du vieux Navarin[1]. Cette position a, en effet, trois avantages que recherchaient les anciens Grecs, pour l’emplacement d’une grande cité ; un lieu élevé, le voisinage de la mer, et un sûr abri contre les surprises des pirates. Comme il est convenu aujourd’hui qu’on ne peut raisonnablement assigner l’emplacement d’une antique cité sans montrer au moins quelques murailles, quelques fondations cyclopéennes, les érudits qui placent, comme nous, Pilos à Zanchio, se sont mis en règle à cet égard, et des ruines de ce genre ont été découvertes au nord de la montagne. Au reste, la divine Pilos a dû être rebâtie bien des fois, depuis la prise d’Ilion, et tous les âges de l’architecture pourraient, au besoin, se retrouver dans ses ruines dispersées. Nos vieilles chroniques nous apprennent que Nicolas de Saint-Omer avait fait bâtir le château de Navarin, ce qui veut dire qu’il avait fait reconstruire la ville de Pilos. On aime à voir le nom de Nestor mêlé à celui d’un chevalier picard ou flamand ; le premier avait quitté là Grèce avec ses fils, pour combattre sous les murs de Troie ; le chevalier picard, avec, sa famille, avait quitté la France, pour aller à la conquête de Bysance ou de Jérusalem Nestor revint dans sa chère Pilos ; mais les seigneurs de Saint-Omer renoncèrent à leur pays natal, pour s’établir dans la seigneurie de Thèbes, et sur les côtes de la Messénie. Maintenant ce qui reste de Pilos ou du vieux Navarin est une vaste enceinte enfermée par des murailles flanquées de tours ; ces murailles et ces tours, qui rappellent les fortifications de la France féodale, n’ont pas trop souffert des injures du temps. Des arbustes, des plantes et des herbes croissent dans l’enceinte abandonnée, et les serpents, les tortues et les sauterelles sont les derniers hôtes de la ville de Nestor et de Saint-Omer.

Nous avons voulu voir ce qu’on appelle, dans le pays, la grotte ou l’étable de Nestor ; j’étais avec le commandant du Loiret, qui avait visité cette grotte plusieurs fois. Surpris par la nuit nous avons perdu notre chemin et nous avons marché quelque temps au hasard, à travers des bruyères des cailloux et des monceaux de sable. À la fin, gravissant la montagne du côté du nord, nous avons pu reconnaitre l’entrée de la grotte. Comme la nuit était close, et que, nous n’avions point de flambeaux, un heureux incident est venu à notre secours. On avait mis le feu à une cabane abandonnée quelques matelots qui nous, accompagnaient sont allés prendre des tisons enflammés. Des bruyères sèches nous ont servi de torches, pour entrer dans la grotte de Nestor Cette grotte n’a rien de remarquable son entrée est assez large ; elle est divisée en deux grandes salles d’une trentaine de pieds de hauteur, et d’une centaine de pieds de circuit. Ces voutes sombres renferment une grande quantité de chauves-souris, qui ont failli plusieurs fois éteindre nos flambeaux. On s’aperçoit, en parcourant la grotte, que les moutons et les chèvres y cherchent quelquefois un abri, comme, aux temps homériques. Il paraît que des excavations y ont été faites en plusieurs endroits. En nous avançant dans la seconde salle, nous répétions, à haute voix, les noms de Nestor, de Nêlé, de Pilos, et les noms de Pilos, de Nêlé, de Nestor, nous étaient fidèlement renvoyés par les cavités retentissantes de la grotte ; il nous semblait, que l’antiquité elle-même nous répondait. Il nous a suffi d’une demi-heure pour tout voir. La plus belle lune du monde nous attendait au sortir de la grotte sa clarté nous a aidés à descendre de la montagne ; nous sommes revenus par un chemin ferré, ayant à notre droite le mont Zanchio et à notre gauche une espèce de marais ou de lac, qui communique avec la rade.

Sur le penchant de la montagne, on nous a montré, de loin, une tour en ruines. Cette tour a longtemps servi de retraite à une femme de mauvaise vie, dont les charmes attiraient les matelots et les soldats. On nous a dit, à ce sujet, que des courtisannes s’étaient établies de même dans tous les lieux où les troupes françaises ont place leur camp, et près des ports où abordaient les alliés. Il ne tiendrait qu’à moi de vous raconter des aventures presque semblables à ce qui se passait dans le palais et dans l’île de Circé. Cette réunion de la corruption et de la solitude a quelque chose qui étonne et qui afflige. Que la débauche se montre au milieu d’une grande capitale comme Paris, cela se conçoit aisément, mais qu’on la trouve dans des lieux qui semblent réservés à la dévotion des ermites, voilà un contraste dont l’esprit est révolté !

Les femmes qui se prostituent de la sorte viennent des îles ou bien des parties de la Grèce que la guerre n’a point visitées. Vous savez que la plupart de celles qui étaient tombées au pouvoir des Égyptiens ont suivi leurs ravisseurs en Égypte ; ce qui fait que le nombre des femmes, sur cette côte, n’est pas encore en proportion avec la population mâle. Je me rappelle maintenant que cet exil volontaire des femmes grecques, que cette préférence donnée à des Turcs et à des Arabes nous avait beaucoup scandalisés à Paris ; mais il ne faut pas toujours voir les choses du mauvais côté, et malgré de fâcheuse apparences, malgré les faits que je viens d’exposer, j’aime à croire que le monde n’est pas aussi corrompu qu’on nous le dit. Les filles de la Grèce, qui ont renoncé à leur terre natale, avaient presque toutes perdu leurs époux et leurs parens ; il ne leur restait plus d’asile ni de ressource dans le pays qu’elles quittaient ; Aucune de celles qui avaient séjourné dans la tente des Musulmans, ne pouvait retrouver sa place, ni dans la patrie, ni dans la famille : les opinions, les préjugés, les lois, tout la repoussait. Vous devez donc penser qu’elles ont bien plus cédé à la nécessité qu’à leur penchant. Des gens, très-dignes de foi, m’ont dit que plusieurs de ces victimes innocentes de la guerre sont mortes de désespoir dans les harems d’Alexandrie et du Caire.

J’éprouve une véritable satisfaction à réparer ici, autant qu’il est en moi, l’injustice des jugemens humains. Autrefois, les chevaliers parcouraient le monde pour venger l’honneur des dames et pour les délivrer de leurs oppresseurs. Je ne me suis pas donné cette honorable mission ; ma courtoisie ne peut aller aussi loin que celle des chevaliers errans mais comment ne romprais-je pas une lance pour de pauvres captives qu’on a calomniées ! Plus j’étudie les sociétés humaines, plus je vois qu’il y a souvent, dans sa destinée des femmes, quelque chose qui ressemble à la fatalité des anciens. Combien de malheurs dans leur vie, qu’elles ne pouvaient éviter, et qu’elles sont condamnées à expier comme on expie des torts ou des fautes graves !

Modon n’est qu’à deux lieues de Navarin. Nous avons fait hier une promenade, de ce côté-là. On marche d’abord entre deux montagnes assez élevées. Le chemin, réparé par les Français, en plusieurs endroits, est couvert d’une poussière jaune ; il est raboteux et si difficile, que nos meilleurs chevaux de France pourraient à peine y marcher au pas. Certains géographes ont coutume de marquer les routes et les distantes par des villages, des maisons et même des arbres, la guerre et la révolution ont mis toutes ces géographies en défaut ; car on ne trouve plus, de Navarin à Modon, ni arbres, ni maisons, ni villages. Notre guide nous montrait à chaque pas quelques ruines récentes, et d’une voix lamentable, il répétait : Ibrahim ! Ibrahim ! Ce sont les souvenirs qu’à laissés en Morée le fils de Méhemet-Ali. La Grèce avait reçu autrefois de l’Égypte des leçons moins barbares.

Pendant toute notre, route, nous ne voyions que de misérables débris de cabanes, cachés sous des ronces et des herbes sèches. Nous n’avons vu debout qu’une mauvaise baraque, ou de pauvres gens vendent du vin aux passans. Au-dessus de cette baraque flotte un drapeau blanc semblable au signal de détresse qu’on arbore après un naufrage. Dans-tout, l’Orient, le drapeau blanc est le signal de la paix, et c’est de ce drapeau que la Grèce attend aujourd’hui son salut. Puisse-t-il porter bonheur a la cabane hospitalière !

Après une heure de marche à travers des montagnes stériles, la vallée s’élargit, et le voyageur peut découvrir les remparts et les tours de Modon. À mesure qu’on arrive dans la plaine, on voit, çà et là, des terres cultivées ; ce qui console un peu du spectacle affligeant qu’on a eu jusques-là. Les habitans de ce canton avaient perdu leurs bœufs pendant la guerre ; on s’est avisé d’un singulier procédé pour y suppléer. On leur a prêté les bœufs destinés à l’approvisionnement de l’armée française. Lorsque ces pauvres animaux avaient travaillé pendant tout le temps des semailles, on les ramenait à la boucherie pour les tuer. Un économiste peut applaudir à ce moyens d’industrie agricole ; mais je ne croîs pas que Théocrite en eût fait le sujet d’une idylle ; ni que les anciens pasteurs d’Arcadie l’eussent célébré dans leurs chansons. Je veux arrêter votre pensée sur d’autres images. On a donné aux soldats français des terres à cultiver dans les campagnes de Modon : le désœuvrement et l’ennui ont fait des pacifiques libérateurs de la Grèce autant de Cincinnatus. Je les ai vu, le sabre au côté et la bêche à la main, cultiver des lentilles, des choux et des pastèques.

Mais il es temps d’arriver à Modon. Vous savez que cette ville est très ancienne ; Strabon l’appelle Méthone ; dans l’Illiade elle est appelée Pedazos, Pedaze. Au temps des Romains, elle fut prise par Agpippa, protégée et favorisée par Trajan. On ne la voit plus figurer sous l’empire grec. Dans le douzième siècle, elle inspira quelque jalousie à Venise, et fut presque détruite. Il est quelquefois question de Modon après la prise de Constantinople par les croisés. Guillaume de Ville-Hardouin y aborda en revenant de la Terre-Sainte ; et ce fut là qu’il forma le projet de conquérir la Morée. Modon fut dans la suite cédée aux Vénitiens qui l’ont gardée jusqu’en 1715. On y a retrouvé sur d’anciennes murailles le lion de Saint-Marc et plusieurs écussons de Venise. En 1770, les Russes s’étaient emparés de Modon : les Turcs, qui l’avaient reprise, montraient avec orgueil les canons qu’avaient laissés dans la ville les guerriers du Nord, et disaient, dans leur langage oriental, que les Moscovites avaient fui comme l’abeille qui laisse son aiguillon dans la blessure. Modon fût la première des villes de la Grèce qui vit flotter les étendards d’Ibrahim ; et c’est là, sans doute, le plus douloureux des souvenirs qui lui restent. Les voyageurs et les savans de la commission ont vainement cherché dans cette ville, les vestiges de l’ancienne Méthone. On n’a pas même trouvé remplacement des temples de Minerve et de Neptune, dont parle Pausanias. Il faut croire que la ville a changé de place, et que, dans les temps reculés, elle n’était point sur la langue de terre qu’elle occupe maintenant. Je ne veux point anticiper ici sur les découvertes de nos savans, et je vous renvoie à la description détaillée qu’ils ne manqueront pas de vous donner[2].

Les fortifications de Modon sont aujourd’hui dans un très-bon état ; les ruines qui encombraient l’enceinte de la ville ont été enlevées, et de vieilles masures ont fait place à des maisons nouvellement bâties. Mais ces maisons sont en petit nombre, les habitans ne s’élèvent pas à plus de deux cents, et Modon ressemble bien moins à une, ville nouvelle qu’à une place forte évacuée. Un misérable bazar, où se trouvent à peine quelques comestibles grossiers, où vous ne rencontrez que des Grecs sales et déguenillés, deux pauvres tavernes dont l’une est tenue par une cantinière, et l’autre par un vieil Italien, voilà ce que l’on trouve dans cette ancienne Méthone, que le roi des rois promettait au fils de Pelée pour apaiser sa colère. Ce qu’on appelle la place d’armes est un espace vaste et bien pavé, où la garnison française à coutume de promener son désœuvrement, je dirai presque les ennuis de l’exil. Il est resté à Modon trois ou quatre Turcs, qui sont un objet de curiosité. Une remarque générale, c’est que les Turcs ont partout quitté les villes ou ne flotte plus l’étendard du Croissant ; d’après l’animosité qui a présidé à la guerre, on devait prévoir que les vainqueurs et les vaincus ne pourraient jamais vivre ensemble. Les osmanlis d’ailleurs, qui ont l’orgueil du Coran bien plus que les chrétiens n’ont l’humilité de l’Évangile, ne restent guères que dans les pays où ils commandent. Les Grecs ne leur ressemblent pas sur ce point ; car, après la conquête des Turcs, ils ont tout souffert plutôt que d’abandonner leurs foyers ; on peut dire qu’ils ont tenu à leur patrie ; désolée par toutes sortes de fléaux ; comme notre pauvre humanité tient à cette vallée de larmes, qu’on appelle la vie. Il faut louer pour cela leur résignation et leur courage.

Lorsqu’on songe à la population presque entièrement renouvelée de toutes les cotes de la Grèce, on regrette de ne pas trouver, parmi ses nouveaux habitans, quelques colons, quelques hommes capables de cultiver les terres ; voilà les hommes qu’il faudrait au pays ; mais tous ceux qui arrivent n’apportent qu’une industrie stérile et ne sont poussés que par le besoin de vivre aux dépens d’autrui. Tous les habitans sont marchands ou brocanteurs ; tous ces marchands, les Grecs comme les autres, n’aspirent qu’à faire passer dans leur bourse la paie de nos soldats, et ne voient dans leurs libérateurs que des étrangers avec lesquels ils peuvent s’enrichir ou tout au moins gagner quelques piastres. Quant aux militaires français, ils sont tristes et taciturnes, ce qui contraste singulièrement avec l’idée qu’on se fait en France du bonheur qu’il y a de vivre sous le beau ciel de la Grèce. Les lettres qu’on leur adresse de leur pays sont remplies de félicitations et d’expressions qui annoncent qu’on porte envie à leur sort. Leurs réponses seraient sans doute fort curieuses à lire car elles doivent être pleines de doléances, de regrets et de tous les termes de notre langue qui expriment la tristesse, la solitude et l’ennui. J’ai causé avec plusieurs de ces braves soldats : « La Grèce, me disait l’un d’eux, est comme le dôme des Invalides de Paris, il est tout éclatant de dorure, mais nous savons ce qu’il y a dessous. »

Comme il était encore de bonne heure, lorsque nous sommes revenus de Modon, nous avons voulu voir à notre retour la côte septentrionale de la rade ; à deux mille de la baie, on trouve des campagnes assez agréables un ruisseau, que dans la langue des Grecs on pourrait appeler un fleuve, y fait tourner deux moulins. La terre est, en plusieurs endroits, couverte de moissons. Sur les deux rives du ruisseau, on voit des bosquets de tamarin et des touffes de lauriers-roses. C’est dans ce lieu qu’on avait fait d’abord camper l’armée française, lorsqu’elle arriva en Morée. Ce campement fut très-funeste à nos soldats, qui furent cruellement moissonnés par l’épidémie. Ainsi, cette terre n’a point de lieu qui ne réveille un triste souvenir.

Le soleil commençait à tomber, lorsque nous sommes revenus sur le rivage, pour reprendre le canot du Loiret. Nous avons traversé le méchant bazar dont je vous ai parlé dans le commencement de ma Lettre. Toute la population était sortie des hangards et des boutiques ; les enfans, les hommes mûrs, les vieillards dansaient en plein air la Romaïka, et chantaient des hymnes patriotiques. La première fois que j’avais vu ces pauvres Grecs, le spectacle de leur misère m’avait donne des idées tristes, mais en les voyant danser et chanter, j’ai fini par prendre aussi mon parti sur les malheurs de la Grèce. Je suis rentré au Loiret, tout préoccupé des contrastes qui se trouvent dans ce pays et fort aise, d’ailleurs, de voir la facilité, avec laquelle un peuple malheureux peut oublier ses maux.


  1. Voyez la relation très-détaillée et fort intéressante de M. Bory de Saint Vincent, directeur de la commission scientifique de Morée.
  2. Nous lisons, dans la relation de la commission scientifique en Morée, une description complète et curieuse de Modon et de ses environs.