Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 31

31.

Réponse de Gœthe. Son propre jugement sur son Wilhelm Meister.

Je vous ai marqué sur une feuille spéciale les passages que je pense corriger ou remplacer selon vos observations ; je vous suis infiniment reconnaissant pour votre lettre d’aujourd’hui, dont les remarques m’obligent à tourner mon attention sur le complet achèvement de l’ensemble de mon œuvre. Ne vous lassez donc pas, je vous prie, de me pousser, en quelque sorte, hors de mes propres limites. Le défaut que vous relevez avec raison provient de l’essence intime de ma nature, de je ne sais quel tic de réaliste, qui me fait trouver du plaisir à cacher aux yeux des hommes mon existence, mes actions, mes écrits. C’est ainsi que je me plais toujours à voyager incognito, à mettre mon plus mauvais habit au lieu du meilleur, et, dans mes conversations avec des étrangers ou des demi-connaissances, à préférer les sujets les plus insignifiants, ou tout au moins les termes les plus ordinaires, à me comporter avec plus de légèreté que je n’en ai réellement, et à me placer pour ainsi dire entre moi-même et mon apparence extérieure. Vous savez bien comment tout cela est, et comment tout cela se tient.

Après cette confession générale, je passerai volontiers à des aveux particuliers : sans votre instigation et vos critiques, malgré la conscience la plus claire, je me serais laissé aller à ce penchant dans mon roman, ce qui, après l’énorme dépense de travail qu’il m’a coûté, eût été impardonnable ; car tout ce qui lui manque est facile à reconnaître et à refaire.

J’ai interrompu le brevet d’apprentissage dans le septième livre, parce que jusqu’ici on ne lit pas avec plaisir de longues sentences sur les arts et le sentiment des arts. La seconde partie devait contenir des maximes importantes sur la vie et sa signification ; et j’avais la plus belle occasion d’expliquer et de justifier par un commentaire oral de l’abbé la marche générale des événements, et surtout ceux que détermine l’action des puissances de la tour ; j’aurais ainsi épargné à l’emploi de ces machines l’apparence d’un plat procédé de roman, et je leur aurais donné leur valeur esthétique, ou plutôt j’aurais mis cette valeur en lumière. Vous voyez que je suis parfaitement d’accord avec vos propres observations.

Il est certain que les résultats visibles et exprimés par moi sont beaucoup plus limités que le contenu même de l’œuvre ; et je me fais l’effet d’un calculateur qui, après avoir posé les uns au-dessus des autres des chiffres nombreux et considérables, ferait par caprice des fautes volontaires d’addition, afin d’amoindrir, Dieu sait par quelle fantaisie, la somme totale.

Je vous dois les plus vifs remercîments pour maint autre service, mais surtout pour m’avoir mis en garde à temps, et avec tant de décision, contre cette manie perverse ; et je suis certain, autant que cela m’est possible, de satisfaire à vos justes souhaits. Je n’ai qu’à distribuer le contenu de vos lettres aux endroits convenables, et le mal sera réparé. Et s’il m’arrivait, car on trouve souvent des obstacles invincibles dans le travers de sa nature, s’il m’arrivait, dis-je, de ne pouvoir faire sortir les dernières paroles importantes de ma poitrine, je vous prierais d’ajouter vous-même en quelques traits hardis ce qu’une étrange nécessité de nature ne m’aurait pas permis d’exprimer. Continuez cette semaine encore à m’adresser des observations et des encouragements ; je veux, pendant ce temps, m’occuper de Cellini, et, quand je le pourrai, de votre Almanach.

Weimar, le 9 juillet 1796.
Gœthe.