Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 30

30.

Lettre de Schiller. Appréciation des intentions morales de Gœthe dans son Wilhelm Meister.

Puisque vous pouvez me laisser le huitième livre encore une semaine, je veux présentement borner mes observations à ce livre ; quand l’œuvre entière sera une fois sortie de vos mains et lancée dans le monde, nous pourrons nous entretenir plus longuement de la forme de l’ensemble, et vous me rendrez à votre tour le service de rectifier mes jugements.

Il y a surtout deux points sur lesquels je voudrais, avant le complet achèvement de l’ouvrage, attirer votre attention.

Le roman, tel qu’il est, se rapproche de l’épopée, sous plus d’un rapport, et en particulier parce que vous y employez des ressorts qui représentent, dans un certain sens, les dieux ou la direction suprême du destin. Le sujet l’exigeait.

Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister ne sont pas un effet aveugle de la nature, mais une sorte d’expérimentation. Une haute intelligence qui agit en secret (les puissances de la tour) l’accompagne de sa sollicitude, et, sans déranger la nature dans sa libre marche, elle le surveille et le conduit de loin vers un but dont il n’a et ne peut avoir aucun soupçon. Quelles que soient, extérieurement du moins, la douceur et la légèreté avec laquelle s’exerce cette influence, elle existe réellement, et elle était indispensable pour atteindre le but poétique de l’œuvre. Le terme d’années d’apprentissage exprime une idée de rapport, il appelle un corrélatif, la maîtrise ; l’idée de cette dernière vient seule éclairer la première et lui donner un fondement. Mais cette idée de la maitrise, qui n’est que l’œuvre de l’expérience mûre et accomplie, ne peut guider elle-même le héros du roman ; elle ne peut briller devant lui comme sa fin et son but ; car se représenter clairement ce but ce serait déjà l’avoir atteint ; elle doit donc le guider en restant derrière lui. De cette manière l’ensemble est tourné vers un but, sans que le héros en ait positivement un ; la raison trouve donc une entreprise bien conduite, tandis que l’imagination conserve pleinement sa liberté.

Mais en poursuivant cette entreprise, ce but, le seul dans tout le roman qui soit positivement exprimé, même en réglant cette mystérieuse direction de Wilhelm par Jarno et l’abbé, vous avez évité tout ce qu’il pouvait y avoir de trop étroit et de trop rigoureux, et vous avez cherché les motifs de cette direction plutôt dans une fantaisie de l’humanité que dans un principe moral : c’est là une de vos plus belles inspirations. L’idée des ressorts que vous mettez en œuvre se trouve ainsi écartée, bien que leur effet subsiste ; et tout demeure, du moins pour la forme, dans les bornes de la nature ; seulement le résultat est plus grand que celui qu’on pourrait attendre de la simple nature laissée à elle-même.

J’aurais cependant souhaité vous voir mettre un peu plus le lecteur dans la confidence de l’importance de ces ressorts, de leur rapport nécessaire à la pensée intime de l’œuvre. Le lecteur doit toujours voir clair dans l’économie de l’ensemble, bien qu’elle demeure cachée aux héros de l’action. Beaucoup de lecteurs, je le crains, ne croiront trouver dans cette influence secrète qu’un jeu théâtral, un artifice pour accroître la complication de l’intrigue, faire naitre des surprises, etc. Le huitième livre donne, il est vrai, une conclusion historique à tous les événements isolés produits par ces ressorts cachés ; mais la conclusion esthétique destinée à faire ressortir l’esprit général de l’œuvre, et la nécessité poétique de ses machines ne s’y montrent pas assez clairement ; j’ai pu m’en convaincre moi-même à la seconde et à la troisième lecture.

Si j’avais quelque observation sur l’ensemble à ajouter encore, ce serait celle-ci : à côté de la grande et profonde gravité qui règne dans tous tes détails et en rend l’effet si puissant, l’imagination semble se jouer trop librement de l’ensemble. Il me paraît que vous avez poussé la libre grâce des mouvements un peu plus loin que ne le comporte la gravité poétique ; et votre juste aversion pour tout ce qui est lourd, méthodique, guindé, vous a entrainé à l’extrême contraire. Je crois remarquer que vous vous êtes laissé aller, par une sorte de condescendance pour le côté faible du public, à poursuivre un but plus théâtral qu’il n’est nécessaire et convenable dans un roman, et par des moyens qui sentent trop aussi la scène.

Si jamais un récit poétique a pu se passer du secours du merveilleux et du surprenant, c’est assurément votre roman ; et, dans une œuvre pareille, tout ce qui n’est pas utile devient facilement nuisible. Il peut arriver que l’attention du lecteur s’attache trop aux incidents, et que sa curiosité se consume à deviner des énigmes, lorsqu’il devrait se concentrer sur la pensée intime du livre. Cela peut arriver, dis-je, et ne savons-nous pas tous deux que cela est déjà réellement arrivé ?

Il y aurait donc à se demander si l’on ne pourrait pas dans le huitième livre remédier à ce défaut, en admettant que c’en soit un. Il ne peut être question d’ailleurs que de l’exécution de l’idée ; l’idée elle-même ne laisse rien à souhaiter. Il suffirait donc de faire sentir un peu plus au lecteur l’importance de ce qu’il a considéré jusque-là comme frivole ; ces incidents dramatiques, qu’il ne pouvait regarder que comme un jeu de l’imagination, seraient légitimés, même aux yeux de la raison, par leur rapport clairement marqué à ce qu’il y a dans l’œuvre de plus sérieux ; vous l’avez fait jusqu’ici implicitement, mais non explicitement.

Différentes indications jetées dans votre huitième livre montrent ce que vous voulez qu’on entende par années d’apprentissage et maîtrise. Mais les idées contenues dans une œuvre poétique sont souvent, pour un public comme le nôtre, l’objet particulier de l’attention, et souvent la seule chose dont on se souvient ; il est donc important de la faire bien clairement comprendre. Les indications que vous donnez sont très-belles, mais elles ne me paraissent pas suffisantes. Vous voudriez sans doute mener le lecteur à trouver lui-même, plutôt que de l’instruire directement ; mais comme vous donnez quelques éclaircissements, on croira que c’est là tout, et vous aurez ainsi limité votre idée plus étroitement que si vous en aviez entièrement laissé la recherche à la sagacité du lecteur.

Si j’avais à exprimer dans une formule sèche le but auquel Wilhelm parvient après une longue suite d’égarements, je dirais : « D’un idéal vide et indéterminé, il s’élève à une vie déterminée et active, mais sans perdre pour cela la puissance d’idéaliser. » Les deux routes opposées qui éloignent de cet heureux état sont peintes dans le roman avec toutes sortes de nuances et de degrés. Depuis cette malheureuse expédition où il veut monter une pièce de théâtre, sans avoir pensé à ce qu’elle doit contenir, jusqu’au moment où il choisit Thérèse pour sa compagne, il a parcouru tout le cercle des erreurs humaines ; ces deux extrêmes sont les deux plus grandes antithèses dont un caractère comme le sien soit capable ; c’est d’elles que doit maintenant sortir l’harmonie. Puis, sous la direction noble et sereine de la nature, dont Félix est ici l’instrument, il passe de l’idéal au réel, d’une vague agitation à l’action et à la connaissance du réel, sans perdre pour cela ce qu’il y avait de sérieux dans son premier état ; il arrive à se fixer, sans perdre ce qu’il y a de charme dans l’indécision ; il apprend à se limiter, mais dans cette limitation même, il trouve par la forme un passage vers l’infini ; c’est là ce que j’appelle la crise de sa vie, la fin de ses années d’apprentissage ; et toutes les parties de votre œuvre viennent se réunir de la manière la plus parfaite en ce point. Les beaux liens par lesquels la nature l’unit à son enfant, son mariage avec Nathalie, ce noble caractère de femme, garantissent cet état de santé morale, et nous le voyons, nous le quittons sur un chemin qui conduit à une perfection sans bornes.

Votre manière d’expliquer les années d’apprentissage et la maîtrise parait renfermer l’un et l’autre dans des limites trop étroites. Vous entendez par le premier terme l’erreur qui consiste à chercher hors de soi ce que l’on doit tirer de soi-même ; par le second la conviction de la vanité d’une telle recherche, et de la nécessité de puiser en soi-même. Mais la vie entière de Wilhelm, telle qu’elle est sous nos regards dans le roman, peut-elle être réellement et parfaitement embrassée et comme épuisée par cette double conception ? Et son apprentissage peut-il être considéré comme achevé uniquement parce que le cœur du père finit par parler en lui, comme il arrive à la fin du septième livre ? Ici encore, je souhaiterais que le rapport de toutes les parties du roman à cette conception philosophique fût rendu un peu plus clair. Je dirais volontiers : la fable est parfaitement vraie ; la morale de la fable est parfaitement vraie ; mais le rapport de l’une à l’autre ne saute pas encore assez nettement aux yeux.

Je ne sais si je serai parvenu à rendre ces deux observations bien intelligibles ; la question concerne l’ensemble ; il est difficile de l’appliquer clairement aux détails. Mais une indication doit vous suffire.

Puissiez-vous trouver le temps et l’inspiration nécessaires pour achever les charmantes petites poésies que vous destinez à l’Almanach des Muses, et la chanson de Mignon se parlant à elle-même ! L’éclat de l’Almanach dépend désormais uniquement des morceaux que vous lui fournirez. Je vis maintenant enfoncé dans la critique, pour arriver à bien comprendre Wilhelm Meister, et je ne puis pas faire grand’chose pour ce recueil. Adieu. J’espère pouvoir vous dire quelque chose encore dimanche soir.

Schiller.