Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 32

32.

Lettre de Schiller. Suite de son appréciation de Wilhelm Meister.

Je suis très-heureux d’apprendre que j’ai pu vous expliquer clairement mes idées sur ces deux points, et que vous voulez bien les prendre en considération. Il ne faut pas pour cela renoncer à ce que vous appelez votre tic réaliste. Il appartient lui aussi à votre personnalité poétique, et vous devez rester dans ses limites ; toute beauté dans votre œuvre doit être votre beauté. Il s’agit donc seulement de faire tourner une singularité subjective au profit objectif de votre œuvre, ce qui vous réussira certainement, dès que vous le voudrez. Un ouvrage doit, quant au fond, contenir tout ce qui est nécessaire à sa complète intelligence ; et il doit, quant à la forme, le contenir en vertu d’une sorte de nécessité qui fasse ressortir de l’enchaînement intérieur des faits les explications désirables ; mais cet enchaînement doit-il être lâche ou serré ? c’est à votre nature personnelle à en décider. Le lecteur trouverait sans doute plus commode que vous lui fissiez vous-même le dénombrement exact des passages décisifs, de sorte qu’il n’eût qu’à les prendre argent comptant ; mais certainement aussi, il s’attache plus au livre, et s’y trouve ramené bien plus souvent, quand il faut qu’il s’aide lui-même. Si donc vous avez pris soin qu’il puisse trouver sûrement, à condition de chercher avec bonne volonté et les yeux bien ouverts, ne lui épargnez pas la recherche. Le résultat d’un tel ensemble doit toujours être la production libre, mais non pas arbitraire du lecteur ; elle doit rester une sorte de récompense, qui ne se donne qu’à ceux qui en sont dignes, et se refuse aux autres.

Je vais, pour ne pas les oublier, vous signaler encore quelques observations relatives à l’emploi des machines secrètes ; vous ne les négligerez pas, je l’espère : 1o On voudra savoir dans quel but l’abbé ou son auxiliaire a joué le rôle de l’ombre du vieux Hamlet[1]. 2o Vous faites deux fois intervenir le voile avec le billet : fuis, fuis, etc. ; cela porte à penser que cette invention n’est pas sans servir à quelque but important. Pourquoi, pourrait-on demander, écarte-t-on d’un côté Wilhelm du théâtre, tandis que de l’autre on encourage son début et on l’aide à monter sa pièce favorite ? On attend sur ces deux points une réponse plus positive que celle de Jarno. 3o On voudrait savoir si l’abbé et ses amis, avant l’apparition de Werner au château, savaient déjà que dans l’acquisition du domaine ils auraient affaire à un ami et à un parent aussi proche. Leur conduite autorise à le croire, et cependant on s’étonne du secret qu’ils gardent à ce sujet vis-à-vis de Wilhelm. 4o Il serait à souhaiter que l’on connût les sources ou l’abbé a puisé ses renseignements sur l’extraction de Thérèse ; car on est un peu surpris de voir qu’un fait de cette importance ait pu rester un secret pour des personnes si directement intéressées, et d’ordinaire si bien renseignées, jusqu’au moment où le poëte a besoin qu’il se dévoile.

C’est peut-être par un pur effet du hasard que la seconde moitié du brevet d’apprentissage a été momentanément supprimée ; mais un usage habile du hasard rend les mêmes services dans l’art que dans la vie. Il me semble que cette seconde moitié pourrait être reportée dans le huitième livre à une place beaucoup plus importante, et avec de tous autres avantages. Les événements ont marché pendant ce temps ; le caractère de Wilhelm s’est développé. Le lecteur et lui sont bien mieux préparés à ces enseignements pratiques sur la vie et son emploi ; la salle du passé et une connaissance plus intime du caractère de Nathalie peuvent avoir amené aussi une disposition plus favorable. Je vous conseillerai donc très-fort de ne pas la supprimer, mais d’y faire entrer, sous une forme plus ou moins nette, les idées philosophiques qui constituent le fond de votre œuvre. Avec un public comme le public allemand, on ne peut trop prendre soin de justifier les intentions d’un livre, et même, dans le cas présent, le titre qui, placé à la tête du livre, indique clairement ces intentions.

Je n’ai pas été médiocrement satisfait en trouvant dans le huitième livre quelques lignes qui ont la métaphysique pour objectif, et ont rapport au besoin spéculatif de l’homme. Seulement c’est une maigre et piteuse aumône que vous offrez à la pauvre déesse, et je ne sais pas si l’on peut vous tenir quitte pour un don si mesquin. Vous savez bien de quel passage je veux parler, car je crois, à le bien regarder, que vous ne l’avez pas écrit sans y avoir beaucoup réfléchi.

C’est un coup hardi, je le reconnais, dans notre temps de spéculation, que d’écrire un roman de cette nature et de cette étendue où vous savez si bien vous passer de « la seule chose indispensable, » et de faire accomplir les années d’apprentissage à un caractère aussi sentimental que celui de Wilhelm, sans l’aide de cette digne conductrice. Le pis est qu’il accomplit réellement son apprentissage, ce qui ne donne pas une très-haute idée de l’importance du guide dont il se passe si facilement.

Mais, sérieusement, d’où vient que vous ayez pu élever un homme, et venir à bout de son éducation, sans vous heurter à ces besoins que la philosophie seule peut satisfaire ? Je suis convaincu que cela tient uniquement à la direction esthétique que vous avez suivie dans tout le roman. Quand les dispositions de l’esprit sont purement esthétiques, il ne sent pas le besoin de ces consolations, qu’il faut aller demander à la spéculation philosophique ; elles portent en elles la substantialité et l’infinité ; c’est seulement lorsque l’élément sensible et l’élément moral luttent en nous, qu’il faut demander du secours à la raison. La belle et saine nature n’a besoin, comme vous le dites vous-même, ni de morale, ni de droit naturel, ni de métaphysique politique. Ces trois points, autour desquels tourne toute spéculation, fournissent à un esprit dont l’éducation a été tournée vers le côté sensible la matière d’un jeu poétique, mais ne deviendront jamais pour lui une affaire sérieuse et un besoin.

La seule chose qu’on pourrait encore objecter, c’est que votre ami ne possède pas encore complétement cette liberté esthétique qui lui donnerait la certitude de ne jamais tomber dans certains embarras, de ne jamais avoir besoin de certains secours (ceux de la spéculation). Il ne manque pas d’une certaine tendance philosophique qui est le propre des natures sentimentales ; et, s’il se mettait un jour à spéculer, le défaut de fondements philosophiques suffisants pourrait devenir pour lui un grave danger. Car il n’y a que la philosophie qui puisse permettre de se lancer sans péril dans le champ des spéculations ; sans elle on est inévitablement conduit au mysticisme.

Maintenant on vous adressera une demande à laquelle vous avez partout ailleurs pleinement satisfait, c’est de poser votre élève avec une fermeté, une sécurité, une liberté, une solidité architectonique qui lui permettent de rester toujours debout sans aucun secours étranger ; on veut le voir placer par sa maturité esthétique au-dessus du besoin d’une éducation philosophique qu’il ne s’est pas donnée. On se demande s’il est assez réaliste pour n’avoir jamais besoin de se tourner vers la pure raison. S’il ne l’est pas, ne faudrait-il pas prendre quelques précautions de plus pour les besoins de son idéalisme ?

Vous allez croire peut-être que je prends un détour habile pour vous pousser dans la philosophie ; mais ce qui me semble manquer encore à votre livre peut parfaitement se faire dans la forme qui vous est propre. Je désire seulement que vous ne tourniez pas autour de la question, mais que vous la résolviez à votre manière. Ce qui remplace chez vous tout savoir spéculatif, et vous rend étranger à tout besoin de cet ordre, sera bien suffisant aussi chez Wilhelm. Vous avez déjà fait dire à l’oncle bien des choses ; et Wilhelm lui-même touche plus d’une fois à la question avec bonheur ; il n’y aurait donc plus grand’chose à faire. Si je pouvais habiller à votre manière ce que j’ai exprimé à ma façon dans le Royaume des ombres[2] et dans mes Lettres esthétiques, nous serions bientôt d’accord.

Ce que vous faites dire à Werner sur l’extérieur de Wilhelm est d’un excellent effet pour l’ensemble. Il m’est venu à l’esprit que vous pourriez vous servir du comte, qui parait à la fin du huitième livre, pour rendre à votre héros des honneurs plus éclatants. Le comte, le vrai maître des cérémonies du roman, ne pourrait-il par sa conduite pleine d’égards, et par une certaine manière de le traiter, que je n’ai pas besoin de préciser davantage, l’élever une bonne fois au-dessus de sa condition, le placer dans un rang plus haut, et lui communiquer ainsi la noblesse qui lui manque encore ? Assurément, si le comte lui-même le distinguait ainsi, l’œuvre de son anoblissement serait accomplie.

J’ai encore une observation à faire sur la conduite de Wilhelm dans la salle du passé, lorsqu’il y entre pour la première fois avec Nathalie. C’est encore trop l’ancien Wilhelm qui, dans la maison de son grand-père, passait de si longues heures devant le tableau du prince malade, et que l’étranger, au premier livre, a trouvé sur une si fausse voie. Maintenant encore, il ne s’occupe que du sujet des œuvres d’art, et poétise trop avec ces sujets. N’aurait-ce pas été le lieu de montrer en lui le commencement d’une crise plus heureuse, et de le représenter, non pas comme un connaisseur, ce qui est impossible, mais comme un amateur moins livré à sa fantaisie personnelle, pour qu’un ami, comme notre Meyer, pût fonder sur lui quelque espérance[3] ?

Schiller.
  1. Hamlet, personnage illustre, qui donne son nom à l’un des plus beaux drames de Shakspeare, représenté par la troupe des acteurs au milieu desquels se trouve W. Meister.
  2. Le Royaume des ombres, poésie de Schiller.
  3. Gœthe ne répond à cette question que par un billet sans importance.