Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXLVI



DCXLVI

À M. ARMAND BARBÈS, À LA HAYE


Nohant, 27 août 1867.


Cher excellent ami,

J’ai été frappée d’une douleur profonde. J’ai perdu mon ami Rollinat, qui était un frère dans ma vie : je l’ai su à peine malade et il demeurait à huit lieues de moi ! J’ai été si accablée pendant quelques jours, que je ne comprenais pas cette séparation, je n’y croyais pas. Je la sens, à présent. C’est l’heure du courage qui est la plus cruelle, n’est-ce pas ?

On dit qu’en vieillissant on a moins de sensibilité et il en devrait être ainsi, car le terme de la séparation est plus court ; mais je trouve le déchirement plus affreux, moi. Plus on avance dans le voyage, plus on a besoin de s’appuyer sur les vieux compagnons de route, et celui-là était un des plus éprouvés et des plus solides, une âme comme la vôtre ; oui, il était digne de vous être comparé. Il avait toutes les vertus, aussi. Il est bien où il est à présent, il reçoit sa récompense, il se repose de ses fatigues, il entrevoit des lueurs nouvelles, un espoir plus net, une vie meilleure à parcourir, des devoirs nouveaux avec des forces retrempées et un cœur rajeuni.

Mais rester sans lui, voilà le difficile et le cruel !

Je sais que vous m’en aimerez mieux et que vous penserez à moi avec plus de tendresse encore. Je ne veux pas me plaindre. Rien ne m’attache plus à la vie que mes enfants et mes amis. Tout ce qui n’est pas affection m’ennuie à présent, le travail n’est plus pour moi qu’un moyen de me fatiguer pour m’endormir.

Je sais de la vie tout ce qu’elle peut donner, c’est-à-dire, hélas ! tout ce qu’elle ne peut pas nous donner dans ces jours de décomposition où la misère humaine met à nu toutes ses plaies morales. Nous subissons les lois du temps et les fatalités de l’histoire. Plus heureux que les hommes du passé, nous ne disons pas comme eux : « C’est la fin du monde. » Nous ne croyons pas que tout est usé et brisé parce que tout va mal ; mais la notion du progrès, qui nous a faits plus forts de raisonnement que nos pères, nous a-t-elle faits plus patients ? Elle a, comme toutes les choses de la civilisation, aiguisé notre esprit et augmenté notre ardeur. Nous avons besoin d’être heureux, nous sentons que cela est dû à la race humaine, la soif du mieux, du bon et du vrai nous dévore.

Nos pères avaient la résignation, le dégoût de la vie présente, le mépris de la terre. Cela ne nous est plus permis. Nous sentons que mépriser le jour où nous sommes est lâche et criminel, et pourtant nous tombons dans ce crime à chaque instant. — Pas vous ! non, je vois bien que vous vivez toujours d’une idée intense. Vous voyez le fait, vous cherchez l’action, vous rêvez au moyen. Vous vous demandez comment la France peut sauver la France ; vous êtes militaire parce que vous êtes militant ; c’est beau et bien, je vous envie.

Moi, je ne doute pas des bras, je crains pour les cœurs. Que la guerre s’allume sur une grande ligne, avant peu, je le crois ; que nous nous défendions bien, je l’espère ; mais serons-nous plus forts après ? Est-ce parce que nous gagnerons des batailles que nous serons plus hommes et que nous comprendrons mieux la vérité ? En 93, nous défendions une idée ; en 1815, nous ne défendions que le sol. N’importe, le nom sacré de la France est encore un prestige ; vous avez raison ; ne crions pas nos douleurs et, jusqu’à la mort, cachons nos blessures.

Amitiés dévouées de Maurice, et à vous de tout mon cœur.

G. SAND.