Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXLVII



DCXLVII

À GUSTAVE FLAUBERT, À PARIS


Nohant, août 1867.

Je te bénis, mon cher vieux pour la bonne pensée que tu as eue de venir ; mais tu as bien fait de ne pas voyager malade. Ah ! mon Dieu, je ne rêve que maladie et malheur : soigne-toi, mon vieux camarade. J’irai te voir si je peux me remonter ; car, depuis ce nouveau coup de poignard, je suis faible et accablée et je traîne une espèce de fièvre. Je t’écrirai un mot de Paris. Si tu es empêché, tu me répondras par télégramme. Tu sais qu’avec moi, il n’y a pas besoin d’explications : je sais tout ce qui est empêchement dans la vie et jamais je n’accuse les cœurs que je connais. — Je voudrais que, dès à présent, si tu as un moment pour m’écrire, tu me dises où il faut que j’aille passer trois jours pour voir la côte normande sans tomber dans les endroits où va le monde. J’ai besoin, pour continuer mon roman, de voir un paysage de la Manche, dont tout le monde n’ait pas parlé, et où il y ait de vrais habitants chez eux, des paysans, des pêcheurs, un vrai village dans un bon coin à rochers. Si tu étais en train, nous irions ensemble. Sinon ne t’inquiète pas de moi. Je vas partout et je ne m’inquiète de rien. Tu m’as dit que cette population des côtes était la meilleure du pays, qu’il y avait là de vrais bonshommes trempés. Il serait bon de voir leurs figures, leurs habits, leurs maisons et leur horizon. C’est assez pour ce que je veux faire, je n’en ai besoin qu’en accessoires ; je ne veux guère décrire ; il me suffit de voir, pour ne pas mettre un coup de soleil à faux. Comment va ta mère ? as-tu pu la promener et la distraire un peu ? Embrasse-la pour moi comme je t’embrasse.

Maurice t’embrasse ; j’irai à Paris sans lui : il tombe au jury pour le 2 septembre jusqu’au… on ne sait pas. C’est une corvée. Aurore est très coquette de ses bras, elle te les offre à embrasser ; ses mains sont des merveilles et d’une adresse inouïe pour son âge.

Au revoir donc, si je peux me tirer bientôt de l’état où je suis. Le diable, c’est l’insomnie ; on fait trop d’efforts le jour pour ne pas attrister les autres. La nuit, on retombe dans soi.