Correspondance 1812-1876, 3/1850/CCCX


CCCX

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 10 mars 1850.


Mon ami,

J’ai pris plus de courage depuis que je ne vous ai écrit, bien que j’aie perdu plus de santé et de force physique. Mais ce qui me donne patience, c’est justement que je ne me sens plus cette énergie matérielle qui résistait à tous les coups. À présent, je n’aurai qu’à me laisser faire pour m’en aller tout doucement et sans crime, puisque, selon vous, c’est un crime de s’en aller volontairement. Je persiste à croire que nous avons tous cette liberté, ce droit de protester contre la vie, telle que l’ont faite les erreurs et les mauvaises passions des sociétés fausses et injustes. Et, quand beaucoup de nous auraient suivi mon exemple, où eût été le mal ? Tous ces suicides qui ont marqué les années scandaleuses et impies de l’empire romain ne sont-ils pas une protestation qui a son importance et qui a eu son effet ?

Quand les premiers chrétiens se jetèrent dans les thébaïdes, n’était-ce pas une manière de se tuer et de protester contre la corruption et les violences des sociétés ? Et quand ce peuple, qui oublie ses martyrs en prison et dans l’exil, apprendrait que Barbès et autres ont mis fin à des jours intolérables, où serait le mal encore une fois ? Moi, je suis toujours plus frappée des actes de désespoir que des résistances héroïques, et j’ai plus appris à haïr l’injustice en voyant la mort volontaire de certains anciens qu’en lisant les écrits des inébranlables stoïques.

Mais laissons ce morne chapitre, qui ne vous convaincrait pas, puisque vous appréciez tout cela avec un autre sentiment. Ce sentiment est plus puissant que tous les raisonnements du monde. D’ailleurs, je n’aurai pas la force que j’ambitionne, je ne me tuerai pas. Se tuer n’est rien, sans doute ; mais s’endurcir contre les larmes de quelques êtres qui ne vivent que par vous, c’est là ce qui me manquera probablement. Et puis à quoi bon, puisqu’on meurt sans cela ?

Ne vous tourmentez pas et ne vous affligez pas des lettres que je vous écris. Les lettres, surtout les lettres espacées, sont plus sombres que la vie courante, parce qu’elles résument certain sentiment suprême, certaine conclusion fatale qui se trouve au bout de tout, quand on se recueille pour ouvrir à un ami le fond de son cœur. Dans la vie courante, rien ne paraît. On a des habitudes de gaieté, parce qu’en France surtout la gaieté, la légèreté apparente est comme une loi de savoir-vivre. Dans certains milieux particulièrement, il faut toujours savoir rire avec ceux qui rient. Je vis presque toujours avec des artistes, avec des personnes jeunes ; on s’amuse chez moi et j’y suis toujours gaie.

J’y suis heureuse et très tranquille si l’on n’apprécie que les relations apparentes. Le mal de ma vie est en moi. Il est dans ma secrète appréciation de toutes ces choses qui paraissent si divertissantes et qui font vibrer dans le fond de mon âme des cordes si lugubres. Rassurez-vous donc, je porte bien mon costume, et personne que vous peut-être ne se doutera jamais que je me meurs de chagrin.

Vous êtes content, vous, dans ce moment-ci, n’est-ce pas ? Nos élections sont bonnes et tous mes amis sont pleins de joie et d’espérance. Ils disent, et je pense qu’ils ont raison, que nous irons sans secousse jusqu’aux prochaines élections générales et qu’alors la majorité sera dans le sens de l’avenir républicain. Je le crois aussi. Mais cela ne rendra pas la vie à ceux qui sont morts victimes de l’ignorance et de l’indécision des masses ; vous acceptez la loi du malheur, vous êtes religieux.

Il se peut qu’en fin de compte, je sois impie, puisque je ne peux pas me soumettre au mal accompli, à ce passé que Dieu lui-même ne peut réparer, puisqu’il ne peut le reprendre, et qui saigne toujours en moi comme une blessure incurable.

Cher ami, ne perdez pas votre temps à répondre à mes tristes lettres et à réfuter ce que vous regardez comme mes hérésies. Aimez-moi, et envoyez-moi deux lignes quand vous avez le temps, pour me parler de vous et me dire que vous vous souvenez de moi.