Correspondance 1812-1876, 3/1850/CCCIX


CCCIX

À M. X…


Nohant, janvier 1850.


Monsieur,

Tout en vous remerciant de beaucoup d’éloges et de bienveillance que vous m’accordez, permettez-moi de rectifier plusieurs faits absolument controuvés dans ma biographie, écrite par vous, et dont une revue me fait connaître des fragments.

Je sais comme tout le monde le genre d’importance qu’il faut attacher à ces biographies contemporaines faites par inductions, par déductions et par suppositions plus ou moins ingénieuses, plus ou moins gratuites. La mienne surtout n’a aucune chance d’être fidèle de la part d’un écrivain dont je n’ai pas l’honneur d’être connue et qui n’a reçu de moi, ni des personnes qui me connaissent réellement, aucune espèce de communication.

Ces biographies contemporaines peuvent avoir une valeur sérieuse comme critique littéraire ; mais comme document historique, on peut dire qu’elles n’existent pas.

Je le prouverais facilement en prenant d’un bout à l’autre celle dont je suis le sujet. Il ne s’y rencontre pas un fait exact, pas même mon nom, pas même mon âge. Je ne m’appelle pas Marie et je suis née, non en 1805, mais en 1804. Ma grand’mère n’a jamais été à l’Abbaye-aux-Bois. Mon père n’était pas colonel. Ma grand’mère mettait l’Évangile beaucoup au-dessus du Contrat social. À quinze ans, je ne maniais pas un fusil, je ne montais pas à cheval, j’étais au couvent. Mon mari n’était ni vieux ni chauve. Il avait vingt-sept ans et beaucoup de cheveux. Je n’ai jamais inspiré de passion au moindre armateur de Bordeaux. Le vingtième chapitre d’un roman célèbre est un chapitre de roman. Il est vraiment trop facile de construire la vie d’un écrivain avec des chapitres de roman, et il faut le supposer bien naïf ou bien maladroit pour croire que, si, dans ses livres, il faisait allusion à des émotions ou à des situations personnelles, il ne les entourerait d’aucune fiction qui déroutât complètement le lecteur sur le compte de ses personnages et sur le sien propre.

Le trait que vous rapportez de M. Roret est très honorable et je l’en crois très capable ; mais il n’a pu m’apporter mille francs après le succès en déchirant le traité primitif, puisque je n’ai jamais eu le plaisir de traiter avec lui pour quoi que ce soit.

M. de Kératry ni M. Rabbe n’ont été appelés par M. Delatouche à juger Indiana. D’abord M. Delatouche jugeait lui-même. Ensuite il n’avait aucune espèce de relations avec M. de Kératry. Je n’ai pas eu, après le succès d’Indiana, un appartement ni des réceptions. Pendant cinq ou six ans, j’ai habité la même mansarde et reçu les mêmes amis intimes.

J’arrive au premier des faits que je tiens à démentir, faisant très bon marché de tous les autres. Je vous citerai, permettez-le-moi, monsieur.

« Au milieu de cet enivrement du succès, elle eut le tort d’oublier le fidèle compagnon de ses mauvais jours. Sandeau, blessé au cœur, partit pour l’Italie seul, à pied, sans argent. »

1o M. Jules Sandeau n’est jamais parti pour l’Italie à pied et sans argent, bien que vous sembliez insinuer que, s’il était sans argent, c’était ma faute ; ce qui suppose que, brouillé avec moi, il en eût accepté de moi : supposition injurieuse et que vous n’avez pas eu l’intention de faire. Je vous assure, et il vous assurerait au besoin, qu’il avait des ressources acquises à lui seul.
2o Il ne partit pas le cœur blessé : j’ai de lui des lettres aussi honorables pour lui que pour moi, qui prouvent le contraire, lettres que je n’ai pas de raison pour publier, sachant qu’il parle de moi avec l’estime et l’affection qu’il me doit. Je ne défendrai pas ici M. de Musset des offenses que vous lui faites. Il est de force à se défendre lui-même et, pour le moment, il ne s’agit que de moi ; c’est pourquoi je me borne à dire que je n’ai jamais confié à personne ce que vous croyez savoir de sa conduite à mon égard et que, par conséquent, vous avez été induit en erreur par quelqu’un qui a inventé ces faits. Vous dites que, après le voyage d’Italie, je n’ai jamais revu M. de Musset : vous vous trompez, je l’ai beaucoup revu et je ne l’ai jamais revu sans lui serrer la main. Je tiens à cette satisfaction de pouvoir affirmer que je n’ai jamais gardé d’amertume contre personne, de même que je n’en ai jamais laissé de durable et de fondée à qui que ce soit, pas même à M. Dudevant, mon mari.

Vous ne m’avez jamais rencontrée avec M. de Lamennais, ni dans la forêt de Fontainebleau, ni nulle part au monde. Je vous en demande mille pardons, mais vous ne connaissiez de vue ni lui ni moi, le jour où vous avez fait cette singulière rencontre, racontée par vous, d’ailleurs, avec beaucoup d’esprit. Je n’ai jamais fait un pas dehors avec M. de Lamennais, que j’ai toujours connu souffrant et retiré. Puisque nous en sommes à M. de Lamennais, voici le second fait que je tiens essentiellement à démentir. Vous dites que, plus tard, lorsqu’on amenait l’entretien sur le rédacteur en chef du Monde, je m’écriais : Taisez-vous ! il me semble que j’ai connu le diable !

Je déclare, monsieur, que la personne qui vous a rapporté ceci a chargé sa conscience d’un gros mensonge. Mon intimité avec M. de Lamennais, comme il vous plaît d’appeler mes relations respectueuses avec cet homme illustre, n’a jamais changé de nature. Vous dites que George Sand ne tarda pas à rompre une intimité qui n’avait pu devenir sérieuse que par distraction ou par surprise. Il n’y a de distraction et de surprise possibles à l’égard de M. de Lamennais que celles dont vous êtes saisi en parlant de la sorte, à propos d’une des plus pures gloires de ce siècle.

Mon admiration et ma vénération pour l’auteur des Paroles d’un croyant ont toujours été et demeureront sans bornes. La preuve ne me serait pas difficile à fournir, et vous eût frappé si vous aviez eu le temps et la patience de lire tous mes écrits.

Je passe encore bon nombre d’erreurs sans gravité, et au sujet desquelles je me borne à rire dans mon coin, — non de vous, monsieur, mais de ceux qui prétendent fournir des documents à l’histoire des vivants, — pour arriver à cette phrase : Elle fermait l’oreille quand il parlait d’une application trop directe du système.

Cela n’a pas l’intention d’être une calomnie, je le sais ; mais c’est un ridicule gratuit que vous voulez prêter à un homme non moins respectable que M. de Lamennais. N’auriez-vous pu trouver deux victimes moins sacrées qu’un vieillard au bord de la tombe, et un noble philosophe proscrit ? Je suis sûre qu’en y songeant vous regretterez d’avoir trop écouté le penchant ironique qui est la qualité, le défaut et le malheur de la jeunesse en France.

Permettez-moi aussi de vous dire qu’une certaine anecdote enjouée à propos d’un M. Kador, que je ne connais pas, est très jolie, mais sans aucun fondement.

Enfin, la modestie me force à vous dire que je n’improvise pas tout à fait aussi bien que Liszt, mon ami, mais non pas mon maître : il ne m’a jamais donné de leçons et je n’improvise pas du tout. Le même sentiment de modestie m’oblige à dire aussi qu’on dîne fort bien en blouse à ma table et que je n’ai pas tant d’élégance et de charme que vous voulez bien m’en supposer. Là, il m’en coûte certainement de vous contredire ; mais je crois que cela vous est fort égal, et qu’en me prenant pour l’héroïne d’un roman plein d’esprit dont vous êtes l’auteur, vous ne teniez pas à autre chose que montrer le talent et l’imagination dont vous êtes doué.

G. SAND.