Correspondance 1812-1876, 3/1850/CCCXI


CCCXI

AU MÊME


Nohant, 4 août 1850.


Cher, j’ai reçu la trop courte visite de votre jeune et jolie amie Caroline. Je sais que sa sœur est ou a dû être auprès de vous. Qu’elles sont heureuses, ces Anglaises, de pouvoir courir où le cœur les pousse ! Cela vous a donné un peu de bonheur et de consolation. Vous n’avez pas besoin qu’on vous dise que vous êtes aimé, estimé, vénéré ; mais vous êtes sensible à l’affection, parce que vous la ressentez en vous-même.

Caroline m’a paru charmante. Elle m’a dit qu’Élisa était heureuse. Elles voient à Londres Louis Blanc, qui aime et estime infiniment toute la famille.

Élisa me parle d’un journal où vous désirez que j’écrive. J’y ferai mon possible ; mais je doute d’écrire désormais quelque chose qui ait le sens commun. J’écris mes Mémoires, parce que j’y parle du passé où j’ai vécu. Aujourd’hui, on ne vit plus en France, on est comme frappé de stupeur au bord d’un abîme, sans pouvoir faire un mouvement pour le fuir. Heureusement, cette stupeur même empêchera peut-être qu’on ne fasse un mouvement pour s’y jeter ; mais que la vie qui s’écoule ainsi est lente et triste !

La supporter sans maudire la destinée humaine et sans méconnaître la Providence, c’est bien tout ce qu’on peut faire. Je défie qu’on se sente artiste, ou, si on l’est encore en face de la nature, je ne crois pas qu’on puisse être inspiré par les événements qui s’accomplissent sous nos yeux.

La douleur rend muet, l’indignation serait la seule corde vivante du cœur ; mais la presse est bâillonnée, et je n’ai pas l’art de ne dire que la moitié de mon sentiment. Mon silence m’a bien été reproché depuis un an ; mais il ne dépend pas de moi de le rompre. Je ne suis pas dans l’action, je suis sans illusion, sans personnalité qui m’enivre comme la plupart des hommes, sans responsabilité comme il vous est arrivé d’en avoir une terrible et sacrée à accepter.

Je n’ai jamais compris les poètes faisant des vers sur la tombe de leur mère et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l’éloquence sur la tombe de la patrie. Le chagrin me serre le cœur quand je touche à une plume. La sérénité, la gaieté sont faciles en famille. Mais la douleur, comme la joie, rentre en moi-même quand je songe au public.

Ce public froid et lâche qui a laissé égorger la liberté et souiller la ville éternelle redevenue sainte, ce public égoïste, aveugle, ingrat, qui ne s’émeut pas aux exploits de la Hongrie et qui ne s’alarme pas même des efforts de la Russie et de l’Autriche, se réveillerait-il devant un livre, un journal, un écrit quelconque ? Ce serait un devoir pourtant de poursuivre l’œuvre par tous les moyens. Il y en a d’autres peut-être que celui-là, et je ne les néglige pas, je vous les dirai plus tard. Quant à écrire, discuter, prêcher, je crois que la mission des gens de lettres de ce temps-ci est finie ou ajournée en France, et que les plus sincères sont les plus taciturnes. C’est qu’on ne peut pas vivre et sentir isolément. On n’est pas un instrument qui joue tout seul. Ne fût-on qu’un orgue de Barbarie, il faut une main pour vous faire tourner. Cette main, cette impulsion extérieure, le vent qui fait vibrer les harpes écossaises, c’est le sentiment collectif, c’est la vie de l’humanité qui se communique à l’instrument, à l’artiste.

Croyez-moi, ceux qui sont toujours en voix et qui chantent d’eux-mêmes sont des égoïstes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que celle qui n’est pas une émanation de la vie collective. C’est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingénieux en appréciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d’idées et de principes ; il s’enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son honneur peut-être, sous la facilité prostituée de son éloquence.

Ce que je vous dis là n’est-il pas votre sentiment, lorsque vous me dites qu’écrire pour le présent est chose tout à fait inutile ? Mais vous pensez qu’il faut toujours écrire pour l’avenir. C’est bien ce qu’il vous faudra faire dans vos jours de repos, quoi que vous en disiez. Vous avez des faits à raconter, votre vie appartient à l’histoire, et rien ne vaut la parole de l’historien qui a fait l’histoire avant de l’écrire. Vos actes et vos proclamations sont là, je le sais ; mais votre sentiment intime, vos espérances, vos douleurs, vos abattements même instruiront encore plus la postérité. La défaillance de Jésus sous les oliviers, les larmes de Jeanne Darc marchant au supplice sont l’attendrissement et l’enthousiasme éternels des âmes aimantes. Il y a en nous un foyer intime que nous devons laisser voir quand il est pur. Vous écrirez donc votre vie, je l’espère. Ce sera, d’ailleurs, le martyrologe des plus grands cœurs de l’Italie moderne, et nul comme vous ne tressera cette couronne qui leur est due.

Vos amies espèrent vous revoir en Angleterre dans quelques mois. Quand nous reverrons-nous en France ?

Adieu, cher ami ; écrivez-moi si vous avez le temps. Sinon, ne vous fatiguez pas. Je sais que votre cœur ne s’endort point ; je tiens seulement, s’il vous est possible, à savoir que vous vivez, sans trop souffrir, et que vous savez bien que je vous aime tendrement et éternellement.

J’ai reçu le volume dont vous me parlez : c’est un précieux et magnifique document historique.