Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXIV


CCLXXIV

À MAURICE SAND, À NOHANT


Paris, 17 avril 1848.


Mon pauvre Bouli,

J’ai bien dans l’idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd’hui, elle a été souillée par des cris de mort. La liberté et l’égalité ont été foulées aux pieds avec la fraternité, pendant toute cette journée. C’est la contre-partie de la manifestation contre les bonnets à poil.

Aujourd’hui, ce n’étaient plus seulement les bonnets à poil, c’était toute la bourgeoisie armée et habillée ; c’était toute la banlieue, cette même féroce banlieue qui criait en 1832 : Mort aux républicains ! Aujourd’hui, elle crie : Vive la république ! mais : Mort aux communistes ! Mort à Cabet ! Et ce cri est sorti de deux cent mille bouches dont les dix-neuf vingtièmes le répétaient sans savoir ce que c’est que le communisme ; aujourd’hui, Paris s’est conduit comme la Châtre.

Il faut te dire comment tout cela est arrivé ; car tu n’y comprendrais rien par les journaux. Garde pour toi le secret de la chose.

Il y avait trois conspirations, ou plutôt quatre, sur pied depuis huit jours.

D’abord Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidière et Albert voulaient forcer Marrast, Garnier-Pagès, Carnot, Bethmont, enfin tous les juste-milieu de la République à se retirer du gouvernement provisoire. Ils auraient gardé Lamartine et Arago, qui sont mixtes et qui, préférant le pouvoir aux opinions (qu’ils n’ont pas), se seraient joints à eux et au peuple. Cette conspiration était bien fondée. Les autres nous ramènent à toutes les institutions de la monarchie, au règne des banquiers, à la misère extrême et à l’abandon du pauvre, au luxe effréné des riches, enfin à ce système qui fait dépendre l’ouvrier, comme un esclave, du travail que le maître lui mesure, lui chicane et lui retire à son gré. Cette conspiration eût donc pu sauver la République, proclamer à l’instant la diminution des impôts du pauvre, prendre des mesures qui, sans ruiner les fortunes honnêtes, eussent tiré la France de la crise financière ; changer la forme de la loi électorale, qui est mauvaise et donnera des élections de clocher ; enfin, faire tout le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple à la République, dont le bourgeois a réussi déjà à le dégoûter dans toutes les provinces, et nous procurer une Assemblée nationale qu’on n’aurait pas été forcé de violenter.

La deuxième conspiration était celle de Marrast, Garnier-Pagès et compagnie, qui voulaient armer et faire prononcer la bourgeoisie contre le peuple, en conservant le système de Louis-Philippe, sous le nom de république.

La troisième était, dit-on, celle de Blanqui, Cabet et Raspail, qui voulaient, avec leurs disciples et leurs amis des clubs jacobins, tenter un coup de main et se mettre à la place du gouvernement provisoire.

La quatrième était une complication de la première : Louis Blanc, avec Vidal, Albert et l’école ouvrière du Luxembourg, voulant se faire proclamer dictateur et chasser tout, excepté lui. Je n’en ai pas la preuve ; mais cela me paraît certain maintenant.

Voici comment ont agi les quatre conspirations :

Ledru-Rollin, ne pouvant s’entendre avec Louis Blanc, ou se sentant trahi par lui, n’a rien fait à propos et n’a eu qu’un rôle effacé.

Marrast et compagnie ont appelé, sous main, à leur aide toute la banlieue et toute la bourgeoisie armée, sous prétexte que Cabet voulait mettre Paris à feu et à sang, et on l’a si bien persuadé à tout le monde, que le parti honnête et brave de Ledru-Rollin, qui était soutenu par Barbès, Caussidière et tous mes amis, est resté coi, ne voulant pas donner à son insu, dans la confusion d’un mouvement populaire, aide et protection à Cabet, qui est un imbécile, à Raspail et à Blanqui, les Marat de ce temps-ci. La conspiration de Blanqui, Raspail et Cabet n’existait peut-être pas, à moins qu’elle ne fût mêlée à celle de Louis Blanc. Par eux-mêmes, ces trois hommes ne réunissent pas à Paris mille personnes sûres. Ils sont donc peu dignes du fracas qu’on a fait à leur propos.

La conspiration Louis Blanc, composée de trente mille ouvriers des corporations, ralliés par la formule de l’organisation du travail, était la seule qui pût inquiéter véritablement le parti Marrast ; mais elle eût été écrasée par la garde nationale armée, si elle eût bougé.

Toutes ces combinaisons avaient chacune un prétexte différent pour se mettre sur pied aujourd’hui.

Pour les ouvriers de Louis Blanc, c’était de se réunir au Champ de Mars, afin d’élire les officiers de leur état-major.

Pour la banlieue de Marrast, c’était de venir reconnaître ses officiers.

Pour la mobile et la police de Caussidière et Ledru, c’était d’empêcher Blanqui, Raspail et Cabet de tenter un coup de main.

Pour ces derniers, c’était de porter des offrandes patriotiques à l’hôtel de ville.

Au milieu de tout cela, deux hommes pensaient à eux-mêmes sans agir. Leroux se tenait prêt à escamoter la papauté de Cabet sur les communistes. Mais il n’avait pas assez de suite dans les idées ou pas assez d’audace pour en venir à bout. Il n’a pas paru.

L’autre homme, c’est Lamartine, espèce de Lafayette naïf, qui veut être président de la République et qui en viendra peut-être à bout, parce qu’il ménage toutes les idées et tous les hommes, sans croire à aucune idée et sans aimer aucun homme. Il a eu les honneurs et le triomphe de la journée sans avoir rien fait.

Voici maintenant comment les choses se sont passées :

À deux heures, les trente mille ouvriers de Louis Blanc ont été au Champ de Mars, où l’on dit que Louis Blanc n’est point venu ; ce qui les a mécontentés et refroidis. À la même heure, de tous les coins de Paris, ont apparu la garde nationale bourgeoise et la banlieue, cent mille hommes au moins, qui ont été aux Invalides et n’ont fait que traverser pour se rendre à l’hôtel de ville en même temps que les ouvriers.

Ce mouvement s’est fait avec beaucoup d’art. Les ouvriers portaient des bannières sur lesquelles étaient écrites leurs formules : Organisation du travail, Cessation de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Ils allaient demander au gouvernement provisoire de leur promettre définitivement la garantie de ce principe. On pense que, sur le refus de certains membres du gouvernement, ils auraient exigé leur démission. Ils l’auraient fait pacifiquement ; car ils n’avaient point d’armes, quoiqu’ils eussent pu en avoir, étant tous gardes nationaux.

Mais ils n’ont pu que présenter très civilement leurs offrandes et leurs vœux ; car à peine avaient-ils enfilé le quai du Louvre, que trois colonnes de gardes nationaux armés jusqu’aux dents, fusils chargés et cartouches en poche, se placèrent sur les deux flancs de la colonne des ouvriers. Arrivé au pont des Arts, on fit encore une meilleure division. On plaça une troisième colonne de gardes nationaux et de mobiles au centre. De sorte que cinq colonnes marchaient de front : trois colonnes bourgeoises armées au centre et sur les côtés, deux colonnes d’ouvriers désarmés, à droite et à gauche de la colonne du centre ; puis, dans les intervalles, promenades de gardes nationaux à cheval, laids et bêtes comme de coutume.

C’était un beau et triste spectacle que ce peuple marchant, fier et mécontent, au milieu de toutes ces baïonnettes. Les baïonnettes criaient et beuglaient : Vive la République ! Vive le gouvernement provisoire ! Vive Lamartine ! Les ouvriers répondaient : Vive la bonne République ! Vive l’égalité ! Vive la vraie République du Christ !

La foule couvrait les trottoirs et les parapets. J’étais avec Rochery, et il n’y avait pas moyen de marcher ailleurs qu’avec la colonne des ouvriers, toujours bonne, polie et fraternelle. Toutes les cinq minutes, on faisait faire un temps d’arrêt aux ouvriers, et la garde nationale avançait de plusieurs pelotons, afin de mettre un intervalle sur la place de l’Hôtel-de-Ville entre chaque colonne d’ouvriers et même entre chaque corporation. On les prenait dans un filet maille par maille. Ils le sentaient, et ils contenaient leur indignation.

Arrivé sur la place de l’Hôtel-de-Ville, on les fit attendre une heure pour que toute la mobile et toute la garde bourgeoise fût placée et échelonnée : Le gouvernement provisoire, aux fenêtres de l’hôtel de ville, se posait en Apollon. Louis Blanc avait une belle tenue de Saint-Just. Ledru-Rollin se montrait peu et faisait contre fortune bon cœur. Lamartine triomphait sur toute la ligne. Garnier-Pagès faisait une mine de jésuite, Crémieux et Pagnerre étaient prodigues de leurs hideuses boules et saluaient royalement la populace.

Les pauvres ouvriers étaient refoulés derrière la garde bourgeoise, le long des murs au fond de la place. Enfin, on leur ouvrit, au milieu des rangs, un petit passage si étroit, que, de quatre par quatre qu’ils étaient, ils furent forcés de se mettre deux par deux, et on leur permit d’arriver le long de la grille, c’est-à-dire devant cent mille baïonnettes et fusils chargés. Dans l’intérieur de la grille, la mobile armée, fanatisée ou trompée, aurait fait feu sur eux au moindre mot. Le grand Lamartine daigna descendre sur le perron et leur donner de l’eau bénite de cour. Je n’ai pu entendre les discours ; mais, qu’ils en fussent contents ou non, cela dura dix minutes, et les ouvriers défilèrent par le fond des autres rues, tandis que la garde bourgeoise et la mobile se firent passer pompeusement en revue par Lamartine et les autres triomphateurs.

Comme je m’étais fourrée au milieu des gamins de la mobile, au centre de la place pour mieux voir, je me suis esquivée à ce moment-là, pour n’avoir pas l’honneur insigne d’être passée en revue aussi, et je suis revenue dîner chez Pinson, bien triste et voyant la République républicaine à bas pour longtemps peut-être.

Ce soir, je suis sortie à neuf heures avec Borie pour voir ce qui se passait. Tous les ouvriers étaient partis ; la rue était aux bourgeois, étudiants, boutiquiers, flâneurs de toute espèce qui criaient : À bas les communistes ! À la lanterne les cabétistes ! Mort à Cabet ! Et les enfants des rues répétaient machinalement ces cris de mort. Voilà comment la bourgeoisie fait l’éducation du peuple. Le premier cri de mort et le doux nom de lanterne ont été jetés aujourd’hui à la Révolution par les bourgeois. Nous en verrons de belles si on les laisse faire.

Sur le pont des Arts, nous entendons battre la charge et nous voyons reluire aux torches, sur les quais, une file de baïonnettes immense qui reprend au pas de course le chemin de l’hôtel de ville. Nous y courons ; c’était la deuxième légion, la plus bourgeoise de Paris et d’autres de même acabit, vingt mille hommes environ qui vociféraient à rendre sourd cet éternel cri de Mort à Cabet ! Mort aux communistes ! À coup sûr, je ne fais pas de Cabet le moindre cas ; mais, sur trois hommes, dont il est le moins mauvais, pourquoi toujours Cabet ? À coup sûr, Blanqui et Raspail mériteraient plus de haine, et leur nom n’a pas été prononcé une seule fois. C’est qu’ils ne représentent pas d’idées, et que la bourgeoisie veut tuer les idées. Demain, on criera : À bas tous les socialistes ! À bas Louis Blanc ! et, quand on aura bien crié : À bas ! quand on se sera bien habitué au mot de lanterne, quand on aura bien accoutumé les oreilles du peuple au cri de mort, on s’étonnera que le peuple se fâche et se venge. C’est infâme ! Si ce malheureux Cabet se fût montré, on l’eût mis en pièces ; car le peuple, en grande partie, croyait voir dans Cabet un ennemi redoutable.

Nous suivîmes cette bande de furieux jusqu’à l’hôtel de ville, et, là, elle défila devant l’hôtel, où il n’y avait personne du gouvernement provisoire, en beuglant toujours le même refrain et en tirant quelques coups de fusil en l’air. Ces bourgeois, qui ne veulent pas que le peuple lance des pétards, ils avaient leurs fusils chargés à balle et pouvaient tuer quelques curieux aux fenêtres. Ça leur était fort égal, c’était une bande de bêtes altérées de sang. Que quelqu’un eût prononcé un mot de blâme, ils l’eussent tué. La pauvre petite mobile fraternisait avec eux sans savoir ce qu’elle faisait. Le général Courtais et son état-major, sur le perron, répondaient : Mort à Cabet !

Voilà une belle journée !

Nous sommes revenus tard. Tout le quai était couvert de groupes. Dans tous, un seul homme du peuple défendait, non pas Cabet, personne ne s’en soucie, mais le principe de la liberté violée par cette brutale démonstration, et tout le groupe maudissait Cabet et interprétait le communisme absolument comme le font les vignerons de Delaveau. J’ai entendu ces orateurs isolés que tous contredisaient, dire des choses très bonnes et très sages. Ils disaient aux beaux esprits qui se moquaient du communisme que, plus cela leur semblait bête, moins ils devaient le persécuter comme une chose dangereuse : que les communistes étaient en petit nombre et très pacifiques ; que, si l’Icarie faisait leur bonheur, ils avaient bien le droit de rêver l’Icarie, etc.

Puis arrivaient des patrouilles de mobiles — il y en avait autant que d’attroupements — qui passaient au milieu, se mêlaient un instant à la discussion, disaient quelques lazzis de gamin, priaient les citoyens de se disperser, et s’en allaient, répétant comme un mot d’ordre distribué avec le cigare et le petit verre : À bas Cabet ! Mort aux communistes ! Cette mobile, si intelligente et si brave, est déjà trompée et corrompue. La partie du peuple incorporée dans les belles légions de bourgeois a pris les idées bourgeoises en prenant un bel habit flambant neuf. Souvent on perd son cœur en quittant sa blouse. Tout ce qu’on a fait a été aristocratique, on en recueille le fruit.

Dans tout cela, le mal, le grand mal, ne vient pas tant, comme on le dit, de ce que le peuple n’est pas encore capable de comprendre les idées. Cela ne vient pas non plus de ce que les idées ne sont pas assez mûres.

Tout ce qu’on a d’idées à répandre et à faire comprendre suffirait à la situation, si les hommes qui représentent ces idées étaient bons ; ce qui pèche, ce sont les caractères. La vérité n’a de vie que dans une âme droite et d’influence que dans une bouche pure. Les hommes sont faux, ambitieux, vaniteux, égoïstes, et le meilleur ne vaut pas le diable ; c’est bien triste à voir de près !

Les deux plus honnêtes caractères que j’aie encore rencontrés, c’est Barbès et Étienne Arago. C’est qu’ils sont braves comme des lions et dévoués de tout leur cœur. J’ai fait connaissance aussi avec Carteret, secrétaire général de la police : c’est une belle âme. Barbès est un héros. Je crois aussi Caussidière très bon ; mais ce sont des hommes du second rang, tout le premier rang vit avec cet idéal : Moi, moi, moi.

Nous verrons demain ce que le peuple pensera de tout cela à son réveil. Il se pourrait bien qu’il fût peu content ; mais j’ai peur qu’il ne soit déjà trop tard pour qu’il secoue le joug. La bourgeoisie a pris sa revanche.

Ce malheureux Cabet, Blanqui, Raspail et quelques autres perdent la vérité, parce qu’ils prêchent une certaine face de la vérité. On ne peut faire cause commune avec eux, et cependant la persécution qui s’attachera à eux prépare celle dont nous serons bientôt l’objet. Le principe est violé, et c’est la bourgeoisie qui relèvera l’échafaud.

Je suis bien triste, mon garçon. Si cela continue et qu’il n’y ait plus rien à faire dans un certain sens, je retournerai à Nohant écrire et me consoler près de toi. Je veux voir arriver l’Assemblée nationale ; après, je crois bien que je n’aurai plus rien à faire ici.