Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXIII


CCLXXIII

À M. CHARLES DELAVEAU, À LA CHÂTRE


Paris, 13 avril 1848.


Mon cher Delaveau,

Je regrette que vous ayez pris la peine de venir chez moi pour ne pas me rencontrer. C’est la faute de Duplomb, que j’avais chargé de vous demander pour moi cette entrevue, en le priant de me faire savoir si l’heure et le jour vous convenaient. Ne recevant de lui aucun avis, j’ai pensé qu’il n’avait pas encore pu vous voir.

Ma soirée de demain n’est pas libre et je pense m’absenter après-demain pour quelques jours. Je viens donc, tout en vous remerciant d’avoir répondu à mon appel, vous mettre, par écrit, au courant de l’objet de l’explication que je désirais avoir avec vous de vive voix.

J’ai appris qu’au moment de nos élections, une manifestation avait été faite à Nohant par les ouvriers de la Châtre. Cette manifestation fort peu menaçante, je le sais, était pourtant hostile et les cris de À bas madame Dudevant ! À bas Maurice Dudevant ! À bas les communistes ! À bas les ennemis de M. Delaveau ! ont salué avec assez d’acharnement une maison qui a nourri et assisté plus de pauvres qu’aucune autre dans l’arrondissement. Enfin cette démonstration était faite en votre nom. Je ne m’en suis point préoccupée ; mais je me suis réservé le droit de vous en demander l’explication, aussitôt qu’il me serait possible de vous voir.

Je provoquerai ces explications en vous en donnant sur mon compte, que je défie personne de démentir, et je veux vous les donner, parce que certainement vous avez cru, en dirigeant sur Nohant une démonstration hostile, répondre à quelque hostilité de ma part. S’il en était ainsi, vous seriez peu excusable d’avoir voulu exercer des représailles avant de vous être assuré de quelque provocation de ma part. Je vous dirai donc très franchement (en vous annonçant que je vais à Nohant attendre vos bandes dévouées) que je n’ai jamais, depuis assez longtemps, eu la moindre confiance dans votre conduite politique.

Ce n’est pas d’hier que nous nous connaissons. Nous avons été intimement liés dans notre jeunesse, et, à cette époque, vous alliez beaucoup plus loin que moi dans vos idées révolutionnaires ; j’avais alors très peu étudié la Révolution et je n’acceptais point la guillotine, que, du reste, je n’ai jamais acceptée et n’accepterai jamais. À cette époque pourtant, vous admiriez sans réserve Robespierre, Couthon et Saint-Just, que j’ai appris aussi à admirer depuis, sauf l’application excessive et sanglante de leur théorie. Nous nous sommes chamaillés assez souvent sur ce point pour qu’il m’en souvienne, et, comme ces discussions finissaient amicalement, mon frère et moi, nous vous appelions le docteur Guillotin ; ce qui ne vous fâchait point.

Depuis, vous êtes entré dans un système de modération dynastique que je n’ai jamais compris. Nous avions changé tous les deux. J’avais avancé dans mon opinion, vous aviez reculé dans la vôtre. Mes amis combattaient dans les élections pour vous porter à la Chambre comme l’expression de leurs idées. Je trouvais qu’ils se trompaient, je le leur disais ; mais je n’essayais point de les arrêter, parce que vous étiez excusé, à mes yeux, de votre tiédeur politique par le rôle d’homme honnête et charitable.

Votre ferveur républicaine a eu droit de m’étonner après le 24 février ; vous avez changé encore une fois, je le veux bien, et j’admets que vous ayez été sincère, je veux le croire, d’autant plus que je vous vois, depuis quelques jours, voter avec l’extrême gauche ; mais j’ai été parfaitement fondée jusque-là à ne vous point croire républicain, et je ne me suis point gênée pour le dire, lorsque l’occasion s’est rencontrée.

Mais, en même temps que j’ai le droit de dire ce que je pense, et de penser ce que je crois vrai, je ne crois point avoir celui de me mêler à des intrigues et à des manœuvres électorales ; c’est ce que je n’ai jamais fait, c’est ce que je ne ferai jamais. Mon rôle de femme s’y oppose, ma conscience me le défend, et, si j’étais homme, je ne me croirais pas dispensée de porter la même droiture dans ma conduite politique. Si j’ai été accusée d’un acte quelconque tendant à contrarier votre élection, à noircir votre caractère privé, à tromper l’opinion sur votre compte, je vous somme de me le faire savoir, parce que je veux y répondre et ne pas rester sous le coup d’une calomnie.

Voilà pour moi ; mais, quant à vous, vous avez à m’expliquer aussi quelle part vous avez prise à la démonstration faite contre moi par des ouvriers de la Châtre, qui certainement n’ont point personnellement le plus léger reproche à me faire. — Voici ce dont toutes les apparences vous accusent :

Vous auriez excité ces ouvriers contre ma maison et contre mon nom, en exploitant la ridicule terreur que le mot de communisme inspire à ceux qui ne le comprennent pas. Vous auriez expliqué ainsi le communisme pour exaspérer ces braves gens : « Les communistes veulent prendre tous vos biens, toutes vos terres, et vous donner six ou huit sous de salaire par jour. Madame Dudevant est allée à Paris pour se joindre, par ses écrits, à ceux qui veulent réaliser tout de suite cette belle doctrine, etc., etc. »

Toutes ces accusations sont trop bêtes pour avoir été inventées par vous. Leurs auteurs ne sont probablement pas dignes d’être recherchés ; mais vous exerciez sur les gens de la Châtre une influence qui, jusque-là, vous avait fait honneur, et vous ne vous en êtes pas servi pour faire cesser ces bruits ridicules. Vous paraissez les avoir encouragés, au contraire, et vous avez laissé faire la démonstration sur Nohant. Vous êtes donc responsable devant l’opinion publique de l’égarement de vos partisans, non seulement en ce qui me concerne, mais aussi en ce qui concerne les paysans de ma commune, menacés et violentés dans leur vote. Il serait facile de prouver que, tandis que mon fils, contraire par opinion à votre élection, écrivait fidèlement votre nom sur tous les bulletins où les gens de la commune désiraient le voir inscrit, vos partisans arrachaient, à d’autres mains, d’autres bulletins et y substituaient le leur avec menace et brutalité. Une enquête va être ouverte à ce sujet, je l’apprends ce soir. Avant d’y porter mon témoignage, si je suis appelée à le faire, je veux savoir de vous la vérité et me mettre en demeure de vous accuser ou de vous justifier. J’accepterai une franche explication, si hostile qu’elle puisse être, et je la préférerai de beaucoup à une petite guerre d’intrigues, pour se disputer une popularité dont je ne voudrais pas à ce prix, et dont je suis peu jalouse dans les vilaines conditions où elle est placée.

Je sais que nous nous occupons là d’un très petit fait, et que, sur tout le sol de la France, il s’en est produit simultanément de semblables, même de beaucoup plus graves en plusieurs endroits. Mais ceci est une affaire de vous à moi que je tiens à éclaircir et dont il vous est impossible de me refuser la solution. J’attends donc votre réponse pour savoir si je puis encore vous conserver mon estime et mon ancienne amitié.

GEORGE SAND.