Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXV


CCLXXV

AU MÊME


Paris, 19 avril 1848.


J’espère que tu dors sur les deux oreilles, et que, si les bruits qui circulent jour et nuit dans Paris vont jusqu’en province, où ils doivent prendre des proportions effrayantes, tu n’en crois pas un mot. Nous recommençons l’année de la peur. C’est fabuleux ! Hier dans la nuit, chaque quartier de Paris prétendait qu’on avait attaqué et pris deux postes. Cela faisait beaucoup de postes enlevés, et il n’y avait pas seulement un chat qui eût remué.

Ce matin, on a battu le rappel dès l’aurore. Puis on est venu contremander, en disant cependant aux gardes nationaux de rester équipés et prêts à sortir. À toutes les heures circulait une nouvelle nouvelle. Blanqui était arrêté, et puis Cabet attaquait l’hôtel de ville, lui qui fuit de peur ! Leroux est devenu invisible, je crois qu’il est retourné à Boussac. Raspail se fait passer pour mort. Et pourtant, à propos de ces trois hommes, on a mis la tête à l’envers, non seulement à toutes les portières de Paris, mais encore à tous les clubs, au gouvernement provisoire, à Caussidière lui-même, à la garde nationale de tous les rangs. On dit à la mobile que la banlieue pille ; à la banlieue, que les communistes font des barricades. C’est une vraie comédie. Ils ont tous voulu se faire peur les uns aux autres, et ils ont si bien réussi, qu’ils ont tous peur pour de bon.

Je suis revenue toute seule du ministère de la rue de Grenelle, la nuit dernière à deux heures, et, cette nuit, je rentre seule aussi à une heure et demie. Il fait le plus beau clair de lune possible. Il n’y a pas un chat dans les rues, excepté les patrouilles de vingt pas en vingt pas. Quand un pauvre piéton attardé apparaît au bout de la rue, la patrouille arme ses fusils, présente le front et le regarde passer. C’est de la folie, c’est vraiment, comme je te le disais, la même chose qu’en 89, et cela m’explique l’affaire. Tu sais qu’on ne l’a jamais bien sue et qu’on l’a attribuée, avec beaucoup de probabilité, à vingt causes différentes. Eh bien ! je suis sûre que toutes ces causes existaient à la fois comme aujourd’hui, et que ce n’était pas une seule en particulier.

Il y a un moment, dans les révolutions, où chaque parti veut essayer de la peur pour empêcher son adversaire d’agir. C’est ce qui arrive maintenant aux quatre conspirations sourdes que je t’ai signalées hier. On en ajoute une cinquième aujourd’hui, et je crois qu’il y en a deux ou trois autres. Les légitimistes ont voulu faire peur à la République, le juste-milieu, les Guizot et les Régence, les Thiers et Girardin, j’en suis sûre, ont aussi joué leur jeu, avec ou sans espoir d’amener un conflit.

Mais toutes ces menaces se paralysent mutuellement ; tous les clubs sont en permanence pour la nuit, tous armés, barricadés, ne laissant sortir aucun membre, dans la crainte qu’on ne vienne les assassiner ; et, comme tous ont la même venette, tous restent enfermés sans bouger ; le remède est donc dans le mal même. Il y en a d’exaltés qui seraient d’avis d’attaquer les premiers ; mais, comme ils ont peur d’être attaqués auparavant, ils se tiennent sur la défensive. C’est stupide, et la tragédie annoncée devient une comédie.

Je viens de quitter le gros Ledru-Rollin, prêt à se hisser sur un gros cheval, pour faire le tour de Paris, en riant et en se moquant de tout cela. Étienne est en colère et dit que ça l’embête. Borie et son cousin, sont enfermés au club du palais National et pestent, j’en suis sûre, de ne pas être à pioncer dans leur lit.

La population ne dort que d’un œil, attendant le tocsin et le canon. M. de Lamartine, qui veut être bien avec tout le monde, a offert un asile dans son ministère au grand Cabet, qui se pose en martyr. Tout le monde dit : « Nous sommes trahis ! » Enfin, c’est superbe. Si tu étais ici, nous irions passer le reste de la nuit à nous promener dans les rues pour voir la grande mystification. Elle est telle, que beaucoup d’hommes sérieux donnent dedans en plein.

Il ne tiendrait qu’à moi de me poser aussi en victime ; car, pour un Bulletin un peu raide que j’ai fait, il y a un déchaînement de fureur incroyable contre moi dans toute la classe bourgeoise. Je suis pourtant fort tranquille, toute seule dans ta cambuse ; mais il ne tiendrait qu’à moi d’écrire demain dans tous les journaux, comme Cabet ou comme défunt Marat, que je n’ai plus une pierre où reposer ma tête.

Demain, le gouvernement publie les grandes mesures qu’il a prises hier sur l’impôt progressif, la loi des finances, l’héritage collatéral, etc. Ce sera sans doute la fin de cette panique, et d’une bêtise générale sortira un bien général. J’espère aussi que ce sera la fin de la crise financière. Ainsi soit-il ! Ce sera un premier acte de joué dans la grande pièce dont personne ne sait le dénouement.

Bonsoir, mon Bouli ! ne sois pas inquiet : je t’écrirais s’il y avait seulement un coup de fusil tiré ; ainsi sois tranquille. Je te bige. J’ai vu Solange aujourd’hui. Elle se porte bien. Rien de nouveau pour mes affaires. Ma Revue ne prend guère : on est trop préoccupé, on vit au jour le jour.

Bonsoir encore ; j’écoute si la guerre civile commence : je n’entends que les heures qui sonnent au Luxembourg et ta girouette qui se plaint comme un œuf.