Correspondance 1812-1876, 1/1831/LXVI


LXVI

À MADAME MAURICE DUPIN, À PARIS


Nohant, 31 mai 1831.


Ma chère maman,

Vous êtes triste. Vous allez encore vous trouver seule. C’est une chose difficile à arranger avec la liberté, que la société d’autrui. Vous aimez à être entourée, vous détestez la contrainte ; c’est tout comme moi. Comment concilier les volontés des autres avec la sienne propre ? Je ne sais. Peut-être faudrait-il fermer les yeux sur bien des petites choses, tolérer beaucoup d’imperfections à la nature humaine et se résigner à certaines contrariétés qui sont inévitables dans toutes les positions. Ne jugez-vous pas un peu sévèrement des torts passagers ? Il est vrai, vous pardonnez aisément et vous oubliez vite ; mais ne condamnez-vous pas quelquefois un peu à la hâte ?

Pour moi, ma chère maman, la liberté de penser et d’agir est le premier des biens. Si l’on peut y joindre les petits soins d’une famille, elle est infiniment plus douce ; mais où cela se rencontre-t-il ? Toujours l’un nuit à l’autre, l’indépendance à l’entourage ou l’entourage à l’indépendance. Vous seule pouvez savoir lequel vous aimeriez mieux sacrifier. Moi, je ne sais pas supporter l’ombre d’une contrainte, c’est là mon principal défaut. Tout ce qu’on m’impose comme devoir me devient odieux ; tout ce qu’on me laisse faire de moi-même, je le fais de tout mon cœur. C’est souvent un grand malheur d’être ainsi fait, et mes torts, quand j’en ai, viennent tous de là.

Mais peut-on changer sa nature ? Si vous aviez beaucoup d’indulgence pour ce travers, vous m’en trouveriez bientôt corrigée sans savoir comment. On l’augmente en moi, en me le reprochant sans cesse ; et cela, je vous jure que ce n’est point esprit de contradiction, c’est penchant involontaire, irrésistible. Vous me connaissez fort peu, j’ose le dire, ma chère maman. Il y a bien des années que nous n’avons vécu ensemble, et souvent vous oubliez que j’ai vingt-sept ans, que mon caractère a dû subir bien des changements depuis ma première jeunesse.

Vous me supposez surtout un amour du plaisir, un besoin d’amusement et de distraction que je suis loin d’avoir. Ce n’est pas du monde, du bruit, des spectacles, de la parure qu’il me faut ; vous seule êtes dans l’erreur sur mon compte ; c’est de la liberté. Être toute seule dans la rue et me dire à moi-même : « Je dînerai à quatre heures ou à sept, suivant mon bon plaisir ; je passerai par le Luxembourg pour aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel est mon caprice. » Voilà ce qui m’amuse beaucoup plus que les fadeurs des hommes et la raideur des salons.

Si je rencontre des cœurs qui prennent mes innocentes fantaisies pour des vices hypocrites, je ne sais pas me donner la peine de les dissuader. Je sens que ces gens-là m’ennuient, me méconnaissent et m’outragent. Alors je ne réponds rien et je les plante là. Suis-je bien coupable ? Je ne cherche ni vengeance ni réparation, je ne suis pas méchante : j’oublie. On dit que je suis légère, parce que je ne suis pas haineuse et que je n’ai pas même l’orgueil de me justifier.

Mon Dieu ! quelle rage avons-nous donc, ici-bas, de nous tourmenter mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner sans pitié tout ce qui n’est pas taillé sur notre patron ?

Vous, ma chère maman, vous avez souffert de l’intolérance, des fausses vertus, des gens à grands principes. Votre beauté, votre jeunesse, votre indépendance, votre caractère heureux et facile, combien ne les a-t-on pas noircis ! Quelles amertumes ne sont pas venues empoisonner votre brillante destinée ! Une mère indulgente et tendre qui vous eût ouvert ses bras à chaque nouveau chagrin et qui vous eût dit : « Laisse les hommes te condamner ; moi, je t’absous ! laisse-les te maudire ; moi, je te bénis ! » Que de bien elle vous eût fait ! quelle consolation elle eût répandue sur les dégoûts et les petitesses de la vie !

On vous a dit que je portais culotte, on vous a bien trompée ; si vous passiez vingt-quatre heures ici, vous verriez bien que non. En revanche, je ne veux point qu’un mari porte mes jupes. Chacun son vêtement, chacun sa liberté. J’ai des défauts, mon mari en a aussi, et, si je vous disais que notre ménage est le modèle des ménages, qu’il n’y a jamais eu un nuage entre nous, vous ne le croiriez pas. Il y a dans ma position comme dans celle de tout le monde, du bon et du mauvais. Le fait est que mon mari fait tout ce qu’il veut ; qu’il a des maîtresses ou n’en a pas, suivant son appétit ; qu’il boit du vin muscat ou de l’eau claire selon sa soif ; qu’il entasse ou dépense, selon son goût ; qu’il bâtit, plante, change, achète, gouverne son bien et sa maison comme il l’entend. Je n’y suis pour rien.

Je trouve tout fort bon, parce que je sais qu’il a de l’ordre, qu’il est plutôt économe que prodigue, qu’il aime ses enfants et qu’il ne songe qu’à eux dans tous ses projets. Je n’ai pour lui, vous le voyez, que de l’estime et de la confiance, et, depuis que je lui ai entièrement abandonné l’autorité des biens, je ne crois pas qu’on puisse me soupçonner encore de vouloir le dominer.

Il me faut peu de chose : la même pension, la même aisance qu’à vous. Avec mille écus par an, je me trouve assez riche, moyennant que ma plume me fait déjà un petit revenu. Du reste, il est bien juste que cette grande liberté dont jouit mon mari soit réciproque ; sans cela, il me deviendrait odieux et méprisable ; c’est ce qu’il ne veut point être. Je suis donc entièrement indépendante ; je me couche quand il se lève, je vais à la Châtre ou à Rome, je rentre à minuit ou à six heures ; tout cela, c’est mon affaire. Ceux qui ne le trouveraient pas bon et vous tiendraient des propos sur mon compte, jugez-les avec votre raison et avec votre cœur de mère ; l’un et l’autre doivent être pour moi.

J’irai à Paris cet été. Tant que vous me témoignerez que je vous suis agréable et chère, vous me verrez heureuse et reconnaissante. Si je trouve autour de vous des critiques amères, des soupçons offensants (vous comprenez que ce n’est pas de vous que je les crains), je laisserai la place au plus puissant, et, sans vengeance, sans colère, je jouirai de ma conscience et de ma liberté. Vous avez trop d’esprit pour ne pas reconnaître bientôt que je ne mérite pas toute cette dureté.

Adieu, chère petite maman ; mes enfants se portent bien ; ma fille est belle et mauvaise, Maurice est maigre et bon. Je suis contente de son caractère et de son travail. Je gâte un peu ma grosse fille : l’exemple de Maurice, qui est devenu si doux, me rassure pour l’avenir.

Écrivez-moi, chère maman ; je vous embrasse de toute mon âme.