Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/154

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 244-245).


Paris, 23 juin 1777.


Il y a un siècle, mon cher et illustre ami, que je ne vous ai ennuyé de mon bavardage ; je suis bien sûr au moins de ne pas vous ennuyer aujourd’hui. Celui qui vous portera ma lettre, la rendra intéressante pour vous : c’est M. Delille, qui a pensé être la victime du fanatisme atroce et absurde de ces plats jansénistes du Châtelet, qui mériteraient bien d’y être enfermés. Il va, comme les anciens chrétiens après les persécutions, vous présenter les cicatrices des fers qu’il a portés et des coups qu’il a reçus ; et il sera plus glorieux, et avec plus de raison, de vous montrer ces honorables marques de ce qu’il a souffert pour la raison, que ne l’étaient, au concile de Nicée, ces évêques qui montraient, avec complaisance, leurs oreilles coupées pour la foi, et qui méritaient bien de les montrer toutes entières. M. Delille joint à ses talents, à ses vertus et au mérite d’avoir été persécuté, un caractère et une douceur de mœurs qui vous le rendront encore plus cher, et qui intéressent pour lui tous ceux qui le connaissent, à moins qu’ils ne soient jansénistes.

Vous aurez déjà appris que nous avons perdu Gresset, si le mot de perdu n’est pas trop fort pour un homme qui ne disait plus que des oremus. Je ne sais quel successeur nous lui donnerons. Je ne connais qu’un homme qui en soit digne ; mais il a des raisons pour ne pas se présenter en ce moment, et je crois qu’il fait bien. Il est bien fâcheux qu’ayant à prendre Pascal, nous soyons forcés de lui substituer quelque Danchet ou quelque Flamen. Heureusement l’Académie vient de décider qu’attendu l’absence de plusieurs d’entre nous, l’élection ne se ferait qu’au mois de novembre, après Fontainebleau ; et peut-être arrivera-t-il, dans cet intervalle de temps, quelque circonstance favorable à ce que je désire. Multa quæ provideri non possunt, fortuitò in melius cadent. J’ai quelques raisons pour l’espérer, et je serais au comble de mes vœux, ainsi que vous.

On assure que cette canaille jésuitique va être rétablie en Portugal, à l’exception de l’habit. Cette nouvelle reine me paraît une superstitieuse imbécile, dirigée par des prêtres et par des moines. Si le roi d’Espagne vient à mourir ou s’il devient tout-à-fait imbécile (ce qui est, dit-on, fort, avancé), je ne réponds pas que ce royaume n’imite le Portugal. Cette canaille ressemble aux vers de terre, fort aisés à couper, mais fort difficiles à mourir. C’en est fait de la raison, si l’armée ennemie gagne cette grande bataille. Adieu, mon cher et illustre ami ; je ne vous recommande pas M. Delille ; il est tout recommandé pour vous, et par sa personne, et par ses amis, et par ses ennemis. J’espère qu’il m’apportera de bonnes nouvelles de votre santé. Pour moi, je n’aurai bientôt plus ni tête ni estomac. Je pourrai bien ne pas tarder à aller joindre Gresset. Je ne serai guère plus seul en l’autre monde que je ne le suis en celui-ci, après la perte que j’ai faite, et qui m’est aussi nouvelle que le premier jour. Adieu ; conservez-vous et aimez-moi.