Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/155

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 246-247).


Paris, 27 décembre 1777.


Ma négociation pour M. Delille n’a pas été heureuse, mon cher maître. Le roi de Prusse me répond sèchement et laconiquement qu’il n’y a point de place à Berlin qui lui convienne, et qu’il lui conseille d’aller en Hollande, où il pourra faire le métier de tant d’autres qui lui ressemblent. Je vous adoucis même les termes de sa lettre dont vous croyez bien que je n’ai pas régalé le pauvre Delille. Notre Salomon a de l’humeur, et je le crois mécontent ou malade. Sa réponse est de nature à ne pas me permettre d’insister, et vous pouvez me dire comme Châtillon à Nérestan :

Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine.

Peut-être, au reste, M. Delille n’aurait-il pas été heureux dans la place que nous voulions lui procurer. Vous savez, ainsi que moi, à quel maître il aurait eu à faire, sans compter qu’il eût été pour tous les entours un grand objet de jalousie, et par conséquent de calomnie. Voyez si vous jugez à propos de faire, pour votre compte, une nouvelle tentative. On craindra plus de vous désobliger que moi, mais je doute que vous ne soyez pas éconduit, sans doute avec politesse. Je suis étonné que M. Thomas ne vous ait pas envoyé ce qu’il a écrit sur notre vertueuse et respectable amie. Je crois que, si elle revenait au monde et qu’elle lût ses trois éloges, son esprit serait content de Thomas, son âme de l’abbé Morellet, et son cœur de moi ; et il est bien vrai que c’est le cœur seul qui m’a dicté cette petite lettre.

Nous avons préféré, ne pouvant pas avoir Pascal-Condorcet, à Chapelain-Lemière et à Cotin-Chabanon, Eutrope-Millot, qui a du moins le mérite d’avoir écrit l’histoire en philosophe, et de ne s’être jamais souvenu qu’il était jésuite et prêtre. C’est moi qui suis chargé de le recevoir. Buffon, directeur, s’en va à Montbar. Le prince Louis, chancelier, a des affaires ; c’est comme dans le chapitre des rats :

L’un dit je n’y vas point, je ne suis pas si sot,
L’autre, je ne saurais ;


si bien que me voilà endossé de l’oraison funèbre de Gresset. Je me tirerai de tout cela comme je pourrai.

On dit que vous aurez chez vous tout l’hiver monsieur et madame de Villette. Ce catéchumène a besoin, pour assurer sa conversion, de passer quelques mois dans votre église, et d’aller chez vous au catéchisme. Je désire fort que vos instructions achèvent cette cure.

Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse tendrement, et suis plus que jamais tuus ex animo.

Bertrand.