Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/153

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 244).


Paris, 2 mai 1777.


Vous avez cru, mon cher maître, aller voir les sombres bords, et moi j’ai un estomac qui, je crois, m’y mènera bientôt. Je viens d’écrire à votre ancien disciple que cet estomac maudit ne me permettait plus de projeter d’autres voyages que celui de l’autre monde (si autre monde y a), et que j’irais bientôt attendre sa majesté sur les rives du Styx, en faisant néanmoins des vœux, comme de raison, pour ne l’y pas voir sitôt. J’ai autant de peine à digérer ce que je mange, que ce que je vois et ce que j’entends ; et je ferai mes adieux, sans beaucoup de regret, à un monde ou il se fait et se dit tant de sottises. Le pauvre Delille est actuellement aux pieds de la cour ; nous attendons son jugement qui suivra de près celui de votre Childebrand et de sa gueuse. Je suis quelquefois tenté de croire à la Providence, quand je vois le sort de Cartouche-Fréron, et de Mandrin-Childebrand ; mais je change d’avis quand je vais à la garde-robe, et je ne vois pas quel plaisir cette Providence peut avoir à une mauvaise déjection. Quelque chose qu’elle fasse, je lui pardonnerai, mon cher et illustre ami, tant qu’elle vous conservera. Nous avons ici le comte de Falkenstein ; je ne sais s’il viendra à nos Académies ; il est déjà venu voir nos portraits, et peut-être aimera-t-il mieux nos portraits que nos personnes. Il est bien le maître, et peut-être aura-t-il raison. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; je vous aime mieux que tous les comtes, tous les empereurs et tous les rois, et je vous embrasse bien tendrement.

Tuus Bertrand.