Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/148

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 239-240).


Paris, 15 octobre 1776.


Il faut que Bertrand rassure un peu Raton, qui ne sera pas absolument brûlé, mais seulement pendu, par la clémence des juges. On a levé apparemment la défense de rien dire contre le théâtre anglais et contre Shakespeare ; car je vis, il y a quelques jours, la lettre exposée en vente aux Tuileries. Mais il n’est pas moins vrai que l’imbécile calomnie a persuadé à Versailles que cette lettre était un ouvrage impie, et qu’en conséquence on nous a refusé l’augmentation des prix que nous demandions, pour avoir une occasion (qui ne se présentera pas sitôt) de remercier et de louer le ministère présent, qui apparemment ne s’en soucie guère. Grand bien lui fasse ! en attendant, je vais pousser, comme je pourrai, le temps avec l’épaule, jusqu’au printemps où j’irai revoir votre ancien disciple, qui m’a écrit deux lettres charmantes sur la perte que j’ai faite, et qui mérite bien que j’aille l’en remercier. Je suis à la veille de faire une autre perte qui m’est bien sensible, celle de madame Geoffrin, et d’autant plus sensible, que madame de La Ferté-Imbault sa fille, qui joue la dévotion, mais qui ne joue pas la sottise, a écarté du lit de sa mère tout ce qu’on appelle philosophes, et qui n’ont pas plus d’envie que de besoin de parler de religion à sa mère en l’état où elle est. On peut dire de la philosophie ce que Despréaux disait de Dieu, en entendant déraisonner deux sots athées : Vous avez de sots ennemis. Mais ces ennemis sont aussi méchants que sots, et aussi dangereux par leurs calomnies que méprisables par leur imbécillité. Que le ciel nous assiste et les confonde ! mais le ciel n’en fera rien, et je ferai comme l’abbé Terrasson faisait, à ce qu’il disait, de la Providence, je m’en passerai ; et je vous exhorte, mon cher Raton, à vous en passer aussi, et, surtout à ne pas nous priver de votre seconde lettre, dussions-nous être condamnés à ne plus couronner de mauvaise prose et de mauvais vers. Adieu ; je baise bien tendrement vos pattes, et je les exhorte à ne se laisser ni brûler ni engourdir.