Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/149

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 240-241).


Paris, 5 novembre 1776.


Le triste Bertrand au malingre Raton, salut. Raton, tout malingre qu’il est, fera très bien de continuer à égratigner Gilles-Shakespeare, quoique les coups de patte qu’il lui a donnés aient fait couper les vivres à la jeunesse studieuse (studiosæ juventuti). Il faut qu’au moins la philosophie et la raison fassent justice dans leur petit domaine, puisqu’elles sont battues à la Nouvelle-Yorck ; mais on aura beau faire, cette chienne de philosophie sera, comme le prince d’Orange, souvent battue et jamais défaite.

Quand Gilles-Shakespeare aura été dûment étrillé, Raton fera très chattement d’en venir aux lettres des Juifs portugais, qui ne valent pas les Lettres portugaises, même pour de pauvres diables éreintés comme Raton et Bertrand. Le secrétaire de ces Juifs est un pauvre chrétien nommé Guenée, ci-devant professeur au collège du Plessis, et aujourd’hui balayeur ou sacristain de la chapelle de Versailles. On dit que ses lettres lui ont valu quelques pour-boire du cardinal de La Roche-Aymon, un des plus dignes prélats qui soient dans l’église de Dieu, et à qui il ne manque rien que de savoir lire et écrire. On assure que ce Saint-Ambroise qui, par humilité, a oublié d’apprendre l’orthographe (ce qui nous a empêché de lui donner un de nos fauteuils dont il avait grande envie, et nous fort peu) ; on assure donc que ce Chrysostôme non lettré a représenté au gouvernement que, choisir pour ministre des finances un homme qui ne va pas à la messe, est un crime qui tient de la bestialité : on lui a répondu que sa remontrance tenait de la bêtise, et on l’a renvoyé dire la messe, et Guenée la servir.

Bertrand reçoit journellement de l’ancien disciple de Raton de la prose charmante, et des vers qui ne valent pas tout-à-fait sa prose. Il me mande qu’il m’attend à Berlin l’année prochaine ; et Bertrand ira très volontiers faire avec lui de la prose, et même des vers sur tout ce qui se passe, depuis la Nouvelle-Yorck jusqu’au Kamtchatka. En attendant, Bertrand finit ici sa prose à Raton, et l’exhorte à faire main-basse, en vers et en prose, sur les sots dont ce meilleur des mondes fourmille.