Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/144

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 236-237).


Paris, 4 auguste 1776.


Jai lu hier à l’Académie, mon cher et illustre confrère, l’excellent ouvrage que vous m’avez adressé pour elle. Elle l’a écouté avec le plaisir que lui fait toujours ce qui vient de vous. Vos réflexions sur Shakespeare nous ont paru si intéressantes pour la littérature en général, et pour la littérature française en particulier, si utiles surtout au maintien du bon goût, que nous sommes persuadés que le public en entendrait la lecture avec la plus grande satisfaction, dans la séance du 25 de ce mois, où les prix doivent être distribués. Mais, comme nous ne pouvons disposer ainsi de votre ouvrage sans votre agrément, la compagnie m’a chargé de vous le demander, et je m’acquitte, avec empressement, d’une commission qui m’est si agréable. Vous sentez cependant, mon cher et illustre confrère, que cet écrit, dans l’état où il est, aurait besoin de quelques légers changements, sinon pour être imprimé, au moins pour être lu dans une assemblée publique. Il est indispensable de taire le nom du traducteur que vous attaquez, et de mettre seulement à la place le nom général de traducteurs ; car ils sont en effet au nombre de trois. Il serait convenable encore, même en ne nommant point ces traducteurs, de supprimer tout ce qui pourrait avoir une personnalité offensante. Il serait nécessaire enfin de retrancher dans les citations de Shakespeare, quelques traits un peu trop libres pour être hasardés dans une pareille lecture. L’Académie désire donc, mon cher et illustre confrère, ou que vous nous autorisiez à faire ces corrections, dans lesquelles nous mettrons à la fois toute la sobriété et toute la prudence possibles, ou, ce qui serait mieux encore, que vous fissiez vous-même ces légers changements, l’ouvrage ne pouvant que gagner de toute manière à être revu et corrigé par vous. J’attends incessamment votre réponse à ce sujet, et vous renouvelle, du fond de mon cœur, les assurances bien vives du tendre et respectueux attachement avec lequel je suis, depuis tant d’années, mon cher et illustre confrère

Votre, etc.

P. S. Après vous avoir parlé au nom de l’Académie, permettez-moi, mon cher maître, de vous parler pour mon compte, et seulement entre vous et moi. Votre ouvrage, excellent en lui-même, me paraît plus excellent encore pour être lu dans une assemblée publique de l’Académie, comme une réclamation, au moins indirecte, de cette compagnie, contre le mauvais goût qu’une certaine classe de littérateurs s’efforce d’accréditer. Je m’attends bien que vous donnerez votre consentement à cette lecture, et que vous m’écrirez une lettre honnête pour l’Académie. Vous pourriez, au lieu de grossièretés (inlisibles publiquement) que vous citez de Shakespeare, y substituer quelques autres passages ridicules et lisibles, qui ne vous manqueront pas. Vous pourriez même ajouter à votre diatribe tout ce qui peut contribuer à la rendre piquante, quoiqu’elle le soit déjà beaucoup. Par malheur, le temps nous presse un peu ; car notre assemblée publique est d’aujourd’hui en trois semaines ; et il serait bon que votre diatribe corrigée me parvînt avant le lundi, 19 de ce mois. Pour abréger le temps, envoyez-moi, si vous voulez, vos additions, en cas que vous en ayez à faire, et je me chargerai des retranchements qui ne sont pas difficiles, et qui ne feront rien perdre à l’ouvrage. Au reste, si vous consentez à la lecture publique, comme je l’espère, il sera bon que l’ouvrage ne soit pas imprimé avant le 25, qui sera le jour de cette lecture.

Réponse, mon cher maître, sur tous ces points, et la plus prompte qu’il sera possible. Je vous embrasse tendrement.