Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/143
Je ne vous ai point appris mon malheur, mon très cher et très digne maître ; d’abord parce que je n’avais pas la force d’écrire, et ensuite parce que je n’ai pas douté que nos amis communs ne vous en instruisissent. Je ne m’apercevrai du secours de la philosophie, que lorsqu’elle aura pu réussir à me rendre le sommeil et l’appétit que j’ai perdus. Ma vie et mon âme sont dans le vide, et l’abîme de douleur où je suis me paraît sans fond. J’essaie de me secouer et de me distraire, mais jusqu’à présent sans succès. Je n’ai pu m’occuper, depuis un mois que j’ai essuyé cet affreux malheur, qu’à un éloge que j’ai lu à la réception de La Harpe, et dans lequel il y avait plusieurs choses relatives à ma situation, que le public a bien voulu sentir et partager. Ce succès n’a fait qu’augmenter mon affliction, puisqu’il sera ignoré pour jamais de la malheureuse amie qu’il aurait intéressée.
Adieu, mon cher maître ; quand ma pauvre âme sera plus calme et moins flétrie, je vous parlerai des autres chagrins que je partage avec vous, mais qui, en ce moment, sont étouffés par une douleur plus vive et plus pénetrante. Conservez-vous, et aimez toujours tuum ex animo.