Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/145

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 237-238).


Paris, 20 auguste 1776.


Vos ordres seront exécutés, mon cher et illustre maître ; je vous lirai, à l’assemblée de dimanche prochain, et je vous lirai de mon mieux, quoique vos ouvrages n’aient pas besoin d’être aidés par le lecteur. Je regarde ce jour comme un jour de bataille, où il faut tâcher de n’être pas vaincus comme à Crécy et à Poitiers, et où le sous-lieutenant Bertrand secondera, de ses faibles pattes, les griffes du feld-maréchal Raton. Bertrand est seulement bien fâché qu’on ait été obligé de couper quelques-unes de ces griffes, par révérence pour les dames ; mais l’imprimeur les rétablira, et Raton est prié de les aiguiser encore. Au reste, Bertrand ne pense pas qu’en laissant, comme de raison, subsister ces griffes, la grave Académie puisse s’en charger, même à l’impression. Il vaudrait mieux imprimer l’ouvrage sans retranchements, en se contentant d’avertir qu’on en a retranché à la lecture publique, par respect pour l’assemblée et pour le Louvre, ce que le divin Shakespeare prononçait si familièrement devant la reine Elisabeth. Enfin, mon cher maître, voilà la bataille engagée et le signal donné. Il faut que Shakespeare ou Racine demeure sur la place. Il faut faire voir à ces tristes et insolents Anglais, que nos gens de lettres savent mieux se battre contre eux que nos soldats et nos généraux. Malheureusement il y a, parmi ces gens de lettres, bien des déserteurs et des faux-frères ; mais les déserteurs seront pris et pendus. Ce qui me fâche, c’est que la graisse de ces pendus ne sera bonne à rien, car ils sont bien secs et bien maigres. Adieu, mon cher et illustre ami ; je crierai dimanche, en allant à la charge : Vive Saint-Denis-Voltaire, et meure Georges-Shakespeare.