Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/142

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 234-235).


Paris, 25 mars 1776.


Bertrand plaint très sincèrement Raton de se croire obligé de se taire au sujet de Rossinante-Childebrand ; pour Bertrand qui n’a jamais vu Chiidebrand-Adonis, qui ne l’a jamais cru Mars, mais tout au plus Mercure, il ne peut que se réjouir, avec tous les honnêtes Bertrands, de voir Childebrand dans l’opprobre qu’il mérite.

Chabanon passe sa vie à dire des injures de l’Académie, et à désirer d’en être. Il réussirait mieux avec moins d’injures et plus de bons ouvrages.

J’ai lu la lettre de Raton à Cormoran ; cette lettre est charmante, et Bertrand en fera l’usage que Raton désire. Il aurait pu l’augmenter d’un article intéressant ; c’est que messieurs se proposaient, il y a peu de temps, de faire revivre, par leurs arrêts, les principes si raisonnables de la Sorbonne, au sujet de l’intérêt de l’argent : c’était à l’occasion d’une affaire où ils voulaient faire regarder M. Turgot comme fauteur de l’usure. Vous jugez du succès qu’aurait eu cette adroite imputation. Heureusement on leur a imposé silence sur cette affaire, et on leur a épargné le ridicule dont ils allaient encore se couvrir, quoiqu’ils soient déjà bien en fonds sur ce point.

Le rêve de Bailly sur ce peuple ancien, qui nous a tout appris, excepté son nom et son existence, me paraît un des plus creux qu’on ait jamais eus ; mais cela est bon à faire des phrases, comme d’autres idées creuses que nous connaissons, et qui font dire qu’on est sublime. J’aime mieux dire avec Boileau, en philosophie comme en poésie : Rien n’est beau que le vrai.

Ce Poncet est venu chez moi avec une lettre de vous. Je lui ai demandé quels étaient les Italiens si jaloux d’avoir ma figure, qui désiraient que je me soumisse encore à l’ennui de la faire modeler. Il m’a dit que c’était un secret. J’en ai conclu que ce grand sculpteur était encore un plus grand hâbleur, et je l’ai remercié de sa bonne volonté, en lui disant qu’un sculpteur célèbre de ce pays-ci venait de faire mon buste, et qu’il pouvait le copier s’il le voulait. Adieu, mon cher et illustre maître ; je crois que La Harpe va enfin être de l’Académie ; nous en avons grand besoin. Ce n’est pas que nous manquions de postulants pour s’enrôler, mais ils ne sont pas de taille. Vale et me ama.