Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/140

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 233).


mardi 15 auguste 1775.


Je ne sais, mon cher et illustre maître, par quelle fatalité je n’ai reçu que samedi au soir, 12, votre lettre du 19. J’ai écrit dès le lendemain au roi de Prusse une lettre telle que vous pouvez la désirer, et cette lettre a dû partir par le courrier d’hier. Je souhaite à cet honnête et intéressant jeune homme tout le succès et le bonheur qu’il mérite, et je n’oublierai rien pour entretenir son auguste protecteur dans les sentiments de bonté qu’il a pour lui. Voilà ce que j’ai fait à votre prière et à sa considération, et dont je vous donne avis sans délai par le courrier le plus prochain, afin que vous preniez vos mesures en conséquence. Êtes-vous content de moi ? c’est au moins bien sûrement mon intention.

Vous l’êtes sans doute de ce que M. de La Harpe vient de remporter, pour la quatrième fois, le prix d’éloquence, et pour la quatrième fois encore le prix de poésie, et pour la seconde fois les deux prix dans le même jour, et de plus encore le premier accessit en vers. Le voilà Comblé de gloire, et ses ennemis de rage ; aussi ne s’endorment-ils pas, et ils lui suscitent, en ce même moment, une affaire désagréable pour un article du Mercure, où sa faute, s’il en a fait une, est bien légère, mais sera bien grossie par l’envie et par la haine.

Je pense comme vous sur ce Bon sens, qui me paraît un bien plus terrible livre que le Système de la nature. Si on abrégeait encore ce livre (ce qu’on pourrait aisément, sans y faire tort), et qu’on le mît au point de ne coûter que dix sous, et de pouvoir être acheté et lu par les cuisinières, je ne sais comment s’en trouverait la cuisine du clergé, qui dans ce moment ferait bien des sottises, si quelques évêques raisonnables ne l’empêchaient. Adieu, mon cher maître ; vous avez peut-être actuellement à Ferney madame la duchesse de Châtillon et M. le comte d’Auzely, à qui j’ai donné pour vous une lettre dont ils n’auront pas besoin quand vous les connaîtrez. Nous attendons mille bonnes choses des ministres vertueux qui entourent le trône, et nous espérons de n’être pas trompés. Vale iterum.