Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/139

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 232-233).


Paris, 22 mars 1774.


Pulchrè, benè, rectè. Bertrand a reçu trois ou quatre paquets de marrons, qu’il a trouvé cuits très à propos et très croquants ; mais il reste encore sous la cendre de très friands marrons à tirer, que Bertrand recommande à la patte de Raton. Il ne s’agit plus aujourd’hui de rétablir hautement et impudemment cette vermine malfaisante, comme l’appelait, il y a quatre ou cinq ans, le roi de Prusse dans les lettres qu’il écrivait à Bertrand, ce même roi qui depuis....., et qui ne protège aujourd’hui cette canaille que pour faire une niche de page à des souverains plus sages que lui. Le projet actuel, comme Bertrand l’a dit à Raton, c’est d’établir une communauté de prêtres, destinée à l’instruction de la jeunesse, qui, tout prêtres qu’ils seront, ne pourront étudier la théologie ni diriger les séminaires. Les jésuites pourront être associés ou du moins affiliés à cette communauté (car on ne s’explique pas clairement sur cet objet) ; bien entendu que, quand une fois ils y auront le pied, tout le corps suivra bientôt, et qu’ils sauront bien se faire rendre et l’étude de la théologie, et la direction des séminaires ; car tout ce qu’ils désirent, tout ce que veulent leurs amis, c’est de s’ouvrir un guichet de rentrée, qui deviendra bientôt porte-cochère. Il faut que Raton insiste sur ce danger, sur celui qui en résulterait pour l’État, où ces marauds mettraient le trouble plus que jamais ; pour le roi, à qui ils ne pardonneront jamais d’avoir consenti à leur destruction ; pour les ministres les plus attachés au roi, comme M. le duc d’Aiguillon, qu’ils feront repentir, s’ils le peuvent, d’avoir consommé cette destruction sous son ministère. Le premier usage qu’ils feront de leur crédit sera de se venger, et il ne leur coûtera pas de mettre le feu pour cela aux quatre coins du royaume. D’ailleurs à quoi bon cette communauté de prêtres ? que fera-t-elle de mieux que les universités, et que les autres communautés déjà occupées de l’éducation ? Ce ne sont point des communautés nouvelles qu’il faudrait établir ; il faudrait rendre plus utiles, pour l’éducation, les communautés qui s’en occupent, en réformant le plan de cette éducation qui en a tant de besoin, et en attachant aux universités plus d’argent et de considération. Il y a tant d’hommes de mérite qui sont sans fortune, et qui ne demanderaient pas mieux que de se livrer à ce travail, s’ils y trouvaient une existence honnête, etc. Voilà, mon cher Raton, de bons marrons de Lyon à cuire, sans compter ceux que Raton trouvera de lui-même dans sa poche. Bertrand lui recommande avec instance cette nouvelle fournée. Peut-être même pourrait-il essayer un marron qui vaudrait mieux que tous les autres, c’est l’inconvénient de mettre la jeunesse entre les mains d’une communauté de prêtres quelconques, ultramontains par principes, et anti-citoyens par état ; mais ce marron demande un feu couvert, et une patte aussi adroite que celle de Raton : et, sur ce, Bertrand baise bien tendrement les chères pattes de Raton.