Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/133

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 224-225).


Paris, 6 avril 1773.


Mon cher et ancien et respectable ami, j’ai fait part de votre lettre à tous ceux qui en sont dignes ; ils en ont baisé les sacrés caractères, et souhaitent de les baiser longtemps ; et ils espèrent que la Providence, quoique ce meilleur des mondes possibles ait si souvent à s’en plaindre, ne les frustrera pas de cette espérance. Pour moi, elle fait toute ma consolation, et il ne me restera quelque courage, que tant que les lettres et la philosophie vous conserveront.

J’attends, avec grande impatience, le recueil dont vous me parlez. Vous pourriez me le faire parvenir par une des voies dont vous vous êtes servi pour m’envoyer les paquets de l’avocat Belleguier. Je suis très fâché que Cramer ait inséré dans cette collection mon dialogue de Descartes et de Christine : c’est mal connaître mes intérêts, que de me mettre à côté de vous. Ce qui me console, c’est qu’il est question de vous dans ce dialogue ; car je ne sais par quelle fatalité vous vous trouvez toujours au bout de ma plume. Je n’ai presque point fait d’article, dans mon Histoire de l’Académie, où je n’aie eu occasion soit de parler de vous comme j’en pense, soit de vous citer en matière de goût. Je ne sais si cette rapsodie paraîtra jamais ; mais, comme je suis très résolu d’y dire la vérité, sans attaquer d’ailleurs les sottises reçues, je vous promets qu’elle ne sera pas imprimée en France. C’est bien assez de me châtrer moi-même à moitié, sans qu’un commis à la douane des pensées vienne me châtrer tout-à-fait. Vous savez que la destruction des chats est la besogne des chaudronniers. Ne trouvez-vous pas qu’on traite les gens de lettres comme des chats, en les livrant, pour être châtrés, aux chaudronniers de la littérature ? or le pauvre Bertrand pense comme Raton, et ne veut pas être livré aux chaudronniers.

Je suis persuadé, sur votre parole, que je serais content de la page 8 de votre épître dédicatoire des Lois de Minos. Cette page contient apparemment les conseils dont vous m’avez parlé dans une autre lettre ; mais je vous répondrai, mon cher maître, par un proverbe bien trivial, mais bien vrai, qu’à laver la tête d’un mort, ou d’un Maure, on y perd sa peine. Ce que je puis vous assurer, c’est que l’Histoire de l’Académie, qui ne vaudra pas les Lois de Minos, ne sera pas dédiée à votre Alcibiade ou à votre Childebrand, comme vous voudrez l’appeler. Je lui pardonnerais, s’il vous payait ou vous obligeait ; mais j’entends dire qu’il ne fait ni l’un ni l’autre.

Je serai fort aise de voir les deux lettres de l’impératrice de Russie sur les deux puissances ; quoiqu’à vous dire le vrai, je me défie d’une lettre sur les deux puissances, écrite par l’une des deux. Chacune veut, comme l’on dit encore, car je suis en train de citer des maximes triviales, tirer toute la couverture à soi. L’intérêt de l’humanité demanderait, à la vérité, que la puissance spirituelle fût mise nue comme la main ; mais il demanderait aussi que la puissance temporelle ne fût qu’honnêtement vêtue, et non pas affublée de couvertures.

À propos de Catau, je n’ai point de réponse à ma dernière lettre ; je n’en suis pas trop surpris, car les circonstances ne sont pas trop favorables pour obtenir ce que je demande. Vous devriez bien lui représenter quel service elle rendrait à la philosophie et aux lettres, en ayant égard à mon humble requête. Que dites-vous de tout ce qui se passe dans le nord ? Ne croyez-vous pas que la guerre va s’allumer de plus belle ? et ne trouvez-vous pas étrange que trois ou quatre êtres, au fond du Nord, décident du malheur de cinquante ou soixante millions d’hommes qui veulent bien le souffrir ? Ce phénomène-là est plus difficile à expliquer que la pesanteur ou le magnétisme.

Vous avez bien raison sur le pauvre La Harpe. Il y a bien longtemps que je lui ai rendu justice pour la première fois, et je suis indigné comme vous des persécutions et des injustices qu’il éprouve ; mais la littérature est dans la plus déplorable situation où elle ait jamais été. Je ne saurais y penser sans fiel, et presque sans fureur. Je vous le répète, mon cher maître, il ne me restera de courage que tant que vous vivrez. Vivez donc longtemps, et aimez-moi comme je vous aime.

Bertrand.