Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/132

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 223-224).


Paris, 27 février 1773.


Bertrand a reçu tous les sacs de marrons que Raton lui a envoyés ; mais quel plaisir qu’il ait eu à les manger, il n’a guère en ce moment plus d’envie de rire que Raton. Cette strangurie maudite l’alarme et l’inquiète, et elle alarme avec lui tous les Bertrands qui aimeraient bien mieux que Raton pissât, que de croquer tous les marrons du monde. Ils ont beau bénir la patte de Raton, ils ne tiennent rien, si pendant ce temps Raton maudit sa vessie. Ils exhortent, ils prient, ils conjurent Raton de ne plus songer qu’à pisser, et de laisser là les marrons dont l’odeur pourrait porter à sa vessie.

Bertrand ne sait pas précisément quels sont les auteurs des Trois siècles ; mais il est sûr, et même évident, en parcourant cette rapsodie, que plus d’un polisson y a travaillé, quoi qu’en dise le polisson qui a bien voulu barbouiller son nom de toute l’ordure des autres. Bertrand a entendu nommer Clément, Palissot, Linguet, l’abbé Bergier, Pompignan, le jésuite Grou, auteur d’une mauvaise traduction de Platon, auquel on ajoute beaucoup d’autres jésuites sans les nommer. Il est certain que cette canaille (qui, par parenthèse, va, dit-on, être enfin proscrite) a mis beaucoup de torche-culs dans cette garde-robe ; voilà tout ce que Bertrand a pu savoir là-dessus.

À l’égard de la lettre sur mademoiselle Raucourt, il s’en faut bien que l’histoire de la lecture soit telle que la vieille poupée l’a mandé avec candeur à Raton ; mais tant que Raton ne pissera pas, Bertrand croirait être cruel de lui ôter sa vieille poupée, et d’empêcher qu’il ne s’en amuse, et qu’il ne la coiffe à sa fantaisie. C’est sans doute par un juste jugement de Dieu, que le libraire ou voleur Valade a imprimé ces Lois de Minos, pour empêcher qu’elles ne fussent dédiées à la poupée de Raton, ou à la vieille p… dont il écrivait, il n’y a pas longtemps, qu’elle avait passé sa vie à lui faire des niches et des caresses. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’histoire de l’Académie ne sera pas dédiée à la vieille poupée, et qu’il y sera fait mention d’elle comme elle le mérite.

Raton doit avoir reçu un ouvrage qui l’aura consolé un moment de toutes les infamies qui avilissent la littérature ; ce sont les Éloges des anciens académiciens, par M. de Condorcet. Quelqu’un me demandait l’autre jour ce que je pensais de cet ouvrage ; je répondis en écrivant sur le frontispice, justice, justesse, savoir, clarté, précision, goût, élégance et noblesse. Bertrand se flatte que Raton aura été de son avis ; et sur ce, il embrasse tendrement Raton, et le conjure de pisser et de ne faire autre chose.

On assure que Pompignan est auteur, dans les Trois siècles, de l’article de Raton, que Bertrand n’a point lu, et, ce qui est plus plaisant, de son propre article à lui Pompignan. Savatier l’avait fait, et l’avait montré à Simon Le Franc. Simon Le Franc n’a pas été content, et a pris le parti de s’en charger.