Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/129

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 219-220).


Paris, 1er février 1773.


Jattends, mon cher maître, avec impatience, la diatribe de Raton-Belleguier, et je vous assure que Bertrand sent déjà de loin l’odeur des marrons, et qu’il a bien envie, non seulement de les croquer, mais de les faire croquer à tous les Bertrands et Ratons ses confrères.

Bertrand-Condorcet demeure rue de Louis-le-Grand, vis-à-vis la rue d’Antin. Vous pouvez compter sur son zèle. Vous recevrez, dans le courant du mois, un ouvrage de sa façon, qui, je crois, ne vous déplaira pas. Ce sont les Éloges des académiciens des sciences morts avant le commencement du siècle, et que Fontenelle avait laissés à faire. Vous y trouverez, si je ne me trompe, beaucoup de savoir, de philosophie et de goût. J’espère que, si notre Académie des sciences a le sens commun, elle le prendra pour secrétaire ; car il nous en faudra bientôt un autre.

Bertrand attend, avec impatience, la réponse de Catau ; mais il craint bien qu’elle ne soit plus polie que favorable. Il a peur que la philosophie ne soit dans le cas de dire des rois ce que le pêcheur de Zadig dit des poissons : Ils se moquent de moi comme les hommes, je ne prends rien. À tout événement, il vous informera sur-le-champ de ce qu’il aura pris ou manqué. Oh ! si Raton voulait encore ici donner un coup de pale pour tirer du feu ces marrons russes, Bertrand ne douterait pas du succès ; mais si Raton ne fait pas encore ce plaisir à Bertrand, j’ai bien peur que Catau ne permette pas à Bertrand de tirer les marrons tout seul.

Tout ce que je puis vous dire sur cette belle fête du Triomphe de la Foi, c’est qu’elle doit être célébrée tous les ans à Saint-Roch, le dimanche dans l’octave des Rois ; que l’office en est imprimé ; qu’il est plein, comme vous le croyez bien, d’imprécations contre les philosophes à six sous la pièce ; que les hymnes, prose et autres rapsodies, sont d’un petit cuistre ignoré du collège Mazarin, nommé Charbonnet ; qu’il y a pourtant un de ces hymnes dont l’auteur est un abbé Pavé, oncle de madame de Rochefort, et que je croyais, sur ce qu’elle m’en a dit, à cent lieues du fanatisme. Comme elle est à Versailles avec son mari, je ne puis savoir si elle est au fait ; car j’ai peine à croire qu’elle eût souffert cette sottise, si elle en eût été confidente. Au reste, il est certain que l’archevêque, bien conseillé, a refusé d’officier à cette belle fête, qui a été, par ce moyen, très peu brillante et nombreuse. Comme on comptait sur lui pour la messe, et que tous les prêtres du quartier avaient mangé leur Dieu de bonne heure, on a été obligé de prendre un curé de village qui passait dans la rue, et qui heureusement s’est trouvé à jeun. Le prédicateur, qui était un carme nommé le P. Villars, a clabaudé beaucoup l’après-midi contre les philosophes ; mais les clabauderies ont été vox clamantis in deserto.

Toutes réflexions faites, je trouve que Raton fait fort bien de garder l’argent que Bertrand lui proposait de donner ; c’est bien assez de tirer les marrons, sans les payer encore. Il en coûte à Bertrand vingt écus pour l’honneur qu’il a d’être de deux académies ; et il trouve que c’est payer des marrons d’Inde tout ce qu’ils valent. Il ne lui reste plus qu’à embrasser bien tendrement Raton, en l’exhortant beaucoup à ne faire pâte de velours que pour les Bertrands, et à montrer la griffe et les dents aux chiens galeux, et même aux chiens du grand collier.

On vient d’imprimer ici les Lois de Minos, châtrées comme elles l’étaient par les chaudronniers de la littérature. Pourquoi l’auteur ne les redonnerait-il pas avec toutes leurs parties nobles et les notes qui doivent en faire la sauce ?

On dit que vous réimprimez le Commentaire de Corneille fort augmenté. Vous ferez bien. Je ne trouve de tort que de n’en avoir pas assez dit. Les pièces de Corneille me paraissent de belles églises gothiques. Vale et ama tuum Bertrand.