Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/128

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 217-219).


Paris, 18 janvier 1773.


Jai entendu parler, mon cher maître, de cet avocat Belleguier ; on m’a dit que c’est un jeune homme qui promet beaucoup ; il a même écrit je ne sais quoi dans l’affaire des Calas, qui a fait plus de bien, dit-on, à la cause de cette malheureuse famille, que toutes les bavardes déclamations des avocats Loyseau et Beaumont, que Dieu fasse taire.

Encore une fois, n’ayez pas peur que l’Université se rétracte. Je ne doute point que nous ne voyons (ou voyions) incessamment, dans les feuilles d’Aliboron, une belle diatribe pour prouver qu’on ne pouvait pas dire en meilleur latin, que la philosophie n’est pas moins ennemie du trône que de l’autel. Vous aurez vu, sans doute, le numéro 3 de la Gazette littéraire des Deux-Ponts de cette année, où l’on traduit en bon français le beau latin de cette canaille, et où l’on félicite un corps aussi sage et aussi respectable que l’Université de rendre un si éclatant hommage à la philosophie, tandis que des pédants, des hypocrites et des imbéciles déclament contre elle. Cet article a été lu samedi en pleine Académie, en présence de Tartufe et de Laurent, qui n’ont dit mot, tandis que tout le reste applaudissait ; et j’ai conclu, après la lecture, que ce n’était pas le tout d’être fanatique, qu’il fallait tâcher encore de n’être pas ridicule. Quoi qu’il en soit, j’attends avec impatience le plaidoyer de l’avocat Belleguier. Il me paraît qu’il a beau jeu pour prouver sa thèse. Pour moi, si j’avais l’honneur d’être sur les bancs, voici comme je plaiderais, en deux petits syllogismes, la cause de la philosophie. 1°. Les deux plus grands ennemis de la Divinité sont la superstition et le fanatisme ; or les philosophes sont les plus grands ennemis du fanatisme et de la superstition ; donc, etc.

2. Les plus grands ennemis des rois sont ceux qui les assassinent, et poi ceux qui les déposent ou les veulent déposer ; or, est-il que Ravaillac, Grégoire VII et consorts, assassins et déposeurs ou dépositeurs de rois, n’étaient brin philosophes, ergò, etc. Voilà les marrons que Bertrand voit sous la cendre, et qui lui paraissent très bons à croquer ; mais il a la patte trop lourde pour les tirer délicatement. Vous voyez bien qu’il est nécessaire que Raton vienne au secours de Bertrand ; mais je puis bien vous répondre que Bertrand ne mangera pas les marrons tout seul, et qu’il en laissera même la meilleure part à Raton, pour sa peine de les avoir si bien tirés.

Vous voyez que ce pauvre Bertrand n’est pas heureux. Il avait demandé à la belle Catau de rendre la liberté à cinq ou six pauvres étourdis de Welches ; il l’en avait conjurée au nom de la philosophie ; il avait fait, au nom de celle malheureuse philosophie, le plus éloquent plaidoyer que de mémoire de singe on ait jamais fait ; et Catau fait semblant de ne pas l’entendre ; elle esquive la requête ; elle répond que ces pauvres Welches, dont on demandait la liberté, ne sont pas si malheureux qu’on l’a cru. Ne dites pourtant mot, d’ici à six semaines, de la réponse de Catau ; car Bertrand ne s’en est pas vanté, il ne l’a montrée à personne. Il a récrit une seconde lettre, le plus éloquent ouvrage qui soit jamais sorti de la tête de Bertrand ; il attend impatiemment l’effet de ce nouveau plaidoyer, et ne désespère pas même du succès. Raton devrait bien se joindre à Bertrand, et représenter à la belle Catau combien il serait digne d’elle de donner cette consolation à la philosophie persécutée : ce serait un beau postscriptum à ajouter au plaidoyer de l’avocat Belleguier.

Il est inconcevable que vous n’ayez pas reçu l’Éloge de Racine ; il y a plus de quinze jours que l’auteur vous l’a envoyé par Marin. Samedi dernier, sur mes représentations, il en a fait partir un nouveau par la même voie ; j’espère que vous l’aurez enfin, et vous le trouverez tel qu’on vous l’a dit, très beau. Le chevalier de Châtelux n’a jamais entendu parler de ce curé de Fresnes ; mais il ira aux informations, et promptement, et vous en rendra compte lui-même, et sera charmé d’avoir ce prétexte pour vous écrire.

Savez-vous que l’archevêque de Paris n’a pas osé aller officier à cette belle fête du Triomphe de la Foi ? Il s’habillait, dit-on, pour y aller ; je ne sais qui est venu lui dire qu’il faisait une sottise, et il a envoyé dire qu’il ne viendrait pas, au curé de Saint-Roch, qui en tombera malade. C’est un petit abbé de Malide, évêque d’Avranches, qui a eu la platitude de le remplacer. Il a bien prouvé, ce jour-là, qu’il était tout évêque d’Avranches.

Adieu, mon cher ami, mes compliments très tendres à l’avocat Belleguier, et mes sincères embrassements à Raton. Tuus ex animo.

Bertrand.