Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/127

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 216-217).


Paris, 12 janvier 1773.


Encore une lettre, me direz-vous, mon cher maître ! oui vraiment, et c’est pour vous divertir d’une idée qui m’a passé par la tête. Je me suis avisé, après en avoir conféré avec quelques-uns de nos frères de l’Académie, de proposer à l’assemblée de samedi dernier, 11 du mois, d’envoyer à monsieur l’archevêque de Paris 1200 liv. au nom de la compagnie, pour les pauvres de l’Hôtel-Dieu. J’ai dit que je ne proposais pas une plus grande somme, parce qu’il fallait de toute nécessité qu’elle fût répartie également entre les quarante, et que plusieurs de nous n’étaient pas assez riches pour donner plus de trente livres. La proposition, comme vous croyez bien, a été unanimement acceptée : cependant Laurent Batteux aurait été récalcitrant, s’il l’avait osé ; mais il a dit que, pour faire cette aumône, il se retrancherait de son nécessaire. Vous noterez qu’il n’a que huit à neuf mille livres de rente, tout au moins. Les dévots de l’Académie auraient bien voulu que cette idée ne fût pas venue à un philosophe encyclopédiste et damné comme moi ; mais enfin il faudra qu’ils l’avouent, et j’ai fait dire à monsieur l’archevêque, en lui envoyant, le lendemain dimanche, les douze cents livres, que c’était moi qui en avais fait la proposition. Il s’habillait, dans ce moment, pour aller à Saint-Roch dire la messe de cette belle fête instituée contre les philosophes ; et j’avais recommandé à mon commissionnaire, qui est intelligent, d’aller trouver monsieur l’archevêque dans la sacristie de Saint-Roch, s’il n’était pas chez lui, et de lui donner, dans cette sacristie même, l’argent des philosophes pour les pauvres, dans le temps où il s’habillait pour les exorciser.

Vous voyez par ce détail, mon cher maître, que votre contingent est de trente livres ; vous me les ferez remettre quand vous voudrez ; j’ai écrit à tous les absents. Pompignan se fera peut-être prier ; mais laissez-moi faire, il paiera, ou il verra beau jeu. Le roi et l’archevêque seront très exactement instruits de tous ceux qui ne paieront pas. J’en fais mon affaire. Peut-être ne feriez-vous pas mal, mais je laisse ceci à votre prudence, d’envoyer dix ou quinze louis, plus ou moins, à monsieur l’archevêque, indépendamment des trente livres qu’il faut me remettre. En ce cas, chargez-moi de les envoyer, je vous réponds que votre commission sera bien faite, et que les pierres même le sauront.

On vient de jouer un plaisant tour à Cogé pecus et aux cuistres ses consorts, dans l’Avant-coureur. On a traduit littéralement sa belle proposition latine..... La philosophie........ n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois, et on ajoute que ce sujet lui-même est très philosophique. Je sais qu’on se prépare à se moquer de lui dans d’autres journaux, sans compter peut-être ce qui lui viendra d’ailleurs.

Le comte d’Hessenstein, pénétré de reconnaissance pour vous, a écrit à madame Geoffrin pour la prier de faire insérer, dans le Mercure et dans le Journal encyclopédique, l’un et l’autre fort lus dans le Nord, l’extrait de la lettre que vous m’avez écrite à son sujet. J’ai répondu que je n’en ferais rien sans votre aveu : ainsi réponse à ce sujet, si vous le voulez bien. Pour que vous n’achetiez pas chat en poche, voici ce que vous m’avez mandé, et que je ferais imprimer, si vous le trouvez bon.

« Je me trouve d’accord avec madame de *** ( madame Geoffrin) dans son attachement pour le roi de Pologne, et dans son estime pour M. le comte d’Hessenstein..... J’admire Gustave III, et j’aime surtout passionnément sa renonciation solennelle au pouvoir arbitraire : je n’estime pas moins la conduite noble et les sentiments de M. le comte d’Hessenstein. Le roi de Suède lui a rendu justice ; la bonne compagnie de Paris et les Welches mêmes la lui rendront : pour moi, je commence par la lui rendre très hardiment. »

Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. Je travaille à la continuation de l’Histoire de l’Académie Française. Il y est souvent question de vous, et vous pouvez vous en rapporter à moi. Vale. Mes respects à madame Denis ; j’espère que sa santé sera meilleure.