Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/126

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 214-215).


Paris, 9 janvier 1773.


Je me hâte, mon cher maître, de vous tirer d’inquiétude au sujet du plaisant non magis. N’ayez pas peur que ces cuistres y changent rien ; ils prétendent même qu’il est beaucoup plus latin de dire non magis Deo quàm regibus, etc., que non minùs regibus quàm Deo, etc. : c’est-à-dire apparemment, selon cette canaille, que rien n’est plus latin que de dire tout le contraire de ce qu’on veut dire. Ils ont mieux fait ; ils ont signé eux-mêmes leur ineptie, en marquant bêtement la crainte qu’ils avaient qu’on ne les entendît à rebours. Cogé pecus a écrit lui-même de sa main au-dessous de la proposition latine, dans le programme imprimé, cette traduction : La prétendue philosophie de nos jours n’est pas moins ennemie du trône que de l’autel, et j’ai sous les yeux un de ces programmes. Voilà une cascade de sottises qui donnera beau jeu aux rieurs, et que je recommande à votre bonne humeur et à vos nuits blanches à force de rire. Tâchez pourtant, tout en riant, de dormir un peu.

J’ignore le nom du procureur et de l’avocat témoins des coups de bâton donnés au charmant Savatier : mais le fait est certain ; et Marin, de qui je l’ai appris, peut vous l’attester.

Au reste, la rapsodie de ce polisson n’est pas son ouvrage ; il n’est là que comme le bouc émissaire pour recevoir toutes les nasardes qu’on voudra lui donner. Cette infamie est l’ouvrage d’une société, et dans le sens le plus exact ; car je suis bien informé que les jésuites y ont la plus grande part.

À propos de ces marauds-là, qui, par parenthèse, vont être détruits malgré la belle défense que fait Ganganelli pour les conserver, vous ai-je dit ce que le roi de Prusse me mande dans une lettre de 8 décembre ? J’ai reçu un ambassadeur du général des ignatiens, qui me presse pour me déclarer ouvertement le protecteur de cet ordre. Je lui ai répondu que, lorsque Louis XV avait jugé à propos de supprimer le régiment de Fitz-James, je n’avais pas cru devoir intercéder pour ce corps, et que le pape était bien le maître de faire chez lui telle réforme qu’il jugeait à propos, sans que les hérétiques s’en mêlassent. J’ai donné copie de cet endroit de la lettre aux ministres de Naples et d’Espagne, qui partagent notre tendresse pour les jésuites, et qui ont envoyé cet extrait à leurs Cours respectives, comme dit la Gazette de Hollande. J’espère que le roi d’Espagne en augmentera l’amour pour la société, et que cette petite circonstance servira, comme dit Tacite, à impellere ruentes.

Je n’ai point vu cette vilenie du Puy-en-Velay, dont vous me parlez ; mais ce qui vous étonnera, c’est que dans le Mandement que l’archevêque de Paris vient de donner au sujet de l’incendie de l’Hôtel-Dieu, il n’y a pas un mot contre les philosophes. Le prélat dit seulement que ce sont nos crimes qui sont cause de ce malheur. Il n’en ordonne pas moins des prières pour remercier Dieu de ce qu’il n’y a eu que trois ou quatre cents de ces malheureux qui aient été brûlés. Je m’imagine que Dieu répondra qu’il n’y a pas de quoi. Mais ce qui vaut mieux que le Mandement, c’est qu’on va établir dans le diocèse une fête qui se célébrera tous les ans, sous le titre du Triomphe de la Foi, et dans laquelle il y aura un sermon de fondation contre les philosophes, où on leur promet bien de les dépeindre chacun en particulier, de manière qu’il n’y aura que leur nom à ajouter au bas du portrait. Je disais l’autre jour à l’Académie Française, en présence de Tartufe et de Laurent : Je suis bien étonné que monsieur l’archevêque n’ait pas dit, dans son Mandement, que c’étaient les philosophes qui avaient mis le feu à l’Hôtel-Dieu ; pendant qu’on est en train de bien dire, qu’est-ce que cela coûte ? d’autant plus, ajoutais-je, que ces éloquentes sorties sont devenues style de notaire : et les philosophes riaient ; et Tartufe et Laurent ne disaient mot.

Le roi de Prusse ne veut plus de correspondance littéraire, c’est du moins ce qu’il m’a mandé ; il est trop dégoûté de nos rapsodies, et il a raison. Je lui avais proposé M. Suard, avant que La Harpe y eût songé, ou que vous y eussiez songé pour lui. N’êtes-vous pas enchanté de l’Éloge de Racine.

J’ai lu les Lois de Minos ; le sujet est beau, mais je crains pour le cinquième acte, et je trouve de la langueur dans le second et une partie du troisième ; je crains d’ailleurs que les amateurs de l’ancien parlement, qui ne valait pourtant guère mieux que le moderne, ne trouvent dans cette pièce, dès le premier acte, et même dès le premier vers, des choses qui leur déplairont ; et que l’auteur, en se mettant à la merci des sots, ne les ait pas assez ménagés. Voilà mon avis qui, peut-être, n’a pas le sens commun, mais que je donne bien pour ce qu’il est. Adieu, mon cher maître ; le ciel vous tienne en joie ! Je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur ; tous nos amis en font autant.