Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/123
Je ne sais, mon cher maître, par quelle fatalité je n’ai reçu que depuis deux jours votre lettre du 19 d’octobre, et le paquet qui y est joint. J’ai lu le beau discours d’Anne du Bourg, qui ne corrigera point les fanatiques, mais qui du moins rendra le fanatisme odieux ; les Pourquoi, auxquels on ne répondra point, parce qu’il n’y a point de bonne réponse à y faire que de réformer les Welches qui resteront Welches encore longtems ; et la Méprise d’Arras, qui me paraît bien modestement appelée méprise, et qui n’empêchera point que les successeurs de ces assassins, aussi fanatiques, plus ignorants et plus vils, ne fassent souvent des méprises pareilles, sans compter tout ce qui nous attend d’ailleurs. Quand je vois tout ce qui se passe dans ce bas monde, je voudrais aller tirer le Père éternel par la barbe et lui dire, comme dans une vieille farce de la passion :
Père éternel, vous avez tort,
Et devriez avoir vergogne ;
Votre fils bien-aimé est mort,
Et vous dormez comme un ivrogne.
Il y a ici un abbé du Vernet, bon diable, zélé pour la bonne cause, et votre admirateur enthousiaste depuis longtemps, qui se propose d’élever à votre gloire, non pas une statue comme Pigal, mais un monument littéraire, et qui vous a écrit pour cet objet. Il dit que vous l’invitez d’aller à Ferney. Je vous demande vos bontés pour lui, et j’espère que vous l’en trouverez digne.
C’est samedi prochain 28, que nous donnerons un successeur à ce prince dont le nom a si stérilement chargé notre liste. Je ne vous réponds pas que nous ayons un bon poète ; nous en aurions un et même deux si j’en étais cru, mais je tâcherai du moins que nous ayons un homme de lettres honnête, et qui prenne intérêt à la cause commune. C’est à peu près tout ce que nous pouvons faire dans les circonstances présentes, et vous penseriez de même si vous voyiez de près l’état des choses. Adieu, mon cher et illustre maître, je vous embrasse tendrement.