Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/122

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 209-210).


Paris, 7 octobre 1771.


Il n’est que trop vrai, mon cher maître, qu’il y a un arrêt du conseil qui supprime le discours de La Harpe. Cet arrêt a été sollicité par l’archevêque de Paris et par l’archevêque de Reims. Ils voulaient d’abord faire condamner l’ouvrage par la Sorbonne ; mais le syndic Ribalier s’y est opposé ; il se souvient de l’affaire de Marmontel. L’Académie a fait ce qu’elle a pu pour empêcher cette suppression, ou du moins qu’elle ne se fît par un arrêt du conseil ; mais tout ce qu’elle a pu obtenir, encore avec beaucoup de peine, a été que l’arrêt ne serait ni crié ni affiché ; mais il est imprimé, et il a été donné à l’imprimerie royale à ceux qui l’ont demandé. Vous noterez que, de tous nos confrères de Versailles, M. le prince Louis est le seul qui ait servi l’Académie dans cette occasion ; les autres, ou n’ont rien dit, ou peut-être ont tâché de nuire. Voilà où nous en sommes. Cet arrêt nous enjoint de faire approuver désormais, comme autrefois, les discours des prix par deux docteurs de Sorbonne. Il y a quatre ans que nous avions cessé d’exiger cette approbation, par des raisons très raisonnables : 1°. parce que lorsqu’on annonça, dans une assemblée publique, que l’éloge de Charles V devait être ainsi approuvé, le public nous rit au nez, et nous le méritions bien ; 2°. parce qu’il y a des éloges, comme celui de Molière, qui auraient rendu ridicule l’approbation de deux théologiens ; 3°. parce qu’il y en a comme ceux de Sully, de Colbert, où il faut parler d’autre chose que de théologie, et où l’approbation de deux docteurs de Sorbonne ne mettrait point l’Académie à couvert des tracasseries ; 4°. enfin, parce que ces docteurs abusaient scandaleusement du droit d’effacer ce qu’il leur plaisait, témoin l’éloge de Charles V, dans lequel ils avaient effacé tout ce qui était contraire aux prétentions ultramontaines, à l’inquisition, etc. Il faudra pourtant désormais se soumettre à ce joug ; à la bonne heure. Je gémis et je me tais. Si on vous envoie l’arrêt du conseil, vous verrez aisément que ceux qui l’ont rédigé n’avaient pas pris la peine de lire le discours de La Harpe. Je sais que plus d’un évêque désapprouvent fort cette condamnation ; mais ils risqueraient trop à s’expliquer. Nous sommes bien heureux, en cette circonstance, que le feu parlement n’existe plus : car il n’aurait pas manqué de faire dans cette occasion quelque nouvelle sottise.

Adieu, mon cher ami ; j’ai le cœur navré de douleur.