Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/121

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 207-209).


Paris, 21 décembre 1770.


Jétais bien sûr, mon cher maître, que l’archevêque de Toulouse n’était pas à beaucoup près aussi coupable qu’on l’avait fait. Voici ce qu’il écrit à une personne de ses amis et des miens. Son mandement n’a que quatre petites pages : il ne parle que de l’ouvrage et pas du tout de l’auteur. L’abbé Audra aurait pu se l’épargner ; il avait d’abord donné de lui-même sa démission, et l’avait envoyée à l’archevêque qui l’avait acceptée ; alors tout était fini, il n’y aurait eu ni mandement, ni rien de semblable. Il a retiré cette démission ; l’archevêque lui a rendu sa parole comme il l’avait reçue, sans même s’être pressé d’en faire usage ; car s’il se fût pressé, l’abbé aurait pu avoir un successeur avant ses regrets. Cependant tout le monde était après l’archevêque ; le parlement voulait brûler le livre. Si l’auteur n’eût pas été professeur, l’archevêque se serait tu malgré les clameurs. L’abbé a voulu rester professeur, il a presque accusé un des grands vicaires d’avoir approuvé le livre ; alors l’archevêque a été forcé de le condamner. L’abbé n’a pas mal pris le mandement, et a paru même fort content de n’y être ni nommé ni désigné. Quand l’archevêque a été de retour à Toulouse, il a vu l’abbé et lui a dit qu’il était impossible que l’auteur d’un livre condamné comme irréligieux, pût être professeur d’histoire et de religion ; qu’il lui conseillait de quitter, et qu’il tâcherait de lui procurer quelque dédommagement. L’abbé a refusé de quitter ; il a répondu qu’il en appellerait au parlement si on l’y forçait. L’archevêque lui dit qu’il ne s’y opposait pas, et qu’il s’en tiendrait là si le parlement le renvoyait dans sa chaire ; mais que l’abbé prît garde de s’exposer devant le parlement. Il y avait entre cette conversation et le mandement, deux grands mois. Huit jours et plus se sont écoulés ; au bout de ces huit jours, il lui a pris une fièvre maligne dont il est mort. Il se peut faire que le chagrin en soit la cause ; mais vous voyez que l’archevêque a fait tout ce qui était en lui pour l’adoucir et le lui épargner en partie ; il lui a même épargné dans le fait, à ce qu’il assure, d’autres désagréments qu’on avait voulu lui donner. L’abbé a forcé l’archevêque à donner son mandement, en manquant à sa parole, en retirant sa démission, en voulant compromettre un des grands-vicaires. L’archevêque, avant ce temps-là, avait résisté pour lui pendant un an aux clameurs du parlement, des évêques, de l’assemblée du clergé ; à la fin on lui a forcé la main.

Vous voyez par ce détail, mon cher maître, que l’archevêque de Toulouse n’a fait, à l’égard de l’abbé, que ce qu’il n’a pu se dispenser de faire. Vous pouvez bien être sûr qu’il ne persécutera jamais personne ; mais il est dans une place et dans une position où il n’est pas toujours le maître de s’abandonner tout-à-fait à son caractère et à ses principes également tolérants. Je l’avais vu moi-même avant qu’il partît pour Toulouse, et je puis bien vous assurer qu’il n’était rien moins que malintentionné pour l’abbé Audra. Ne vous laissez donc pas prévenir contre lui, et soyez sûr, encore une fois, que jamais la raison n’aura à s’en plaindre. Nous avons en lui un très bon confrère, qui sera certainement utile aux lettres et à la philosophie, pourvu que la philosophie ne lui lie pas les mains par un excès de licence, ou que le cri général ne l’oblige d’agir contre son gré.

Mais un confrère qu’il faut bien nous garder d’acquérir, c’est ce plat et ridicule président Debrosses, dont vous avez tant à vous plaindre. Vous feriez bien, je crois, d’écrire à ceux de nos confrères qui connaissent les égards qu’on vous doit, combien vous seriez offensé d’un pareil choix.

Foncemagne et l’archevêque de Lyon sont ses partisans zélés. Foncemagne n’a jamais eu à se plaindre de vous ; au contraire. Pourquoi ne lui écririez-vous pas directement ? cette lettre pourrait le déterminer. Je ne vous dirai point d’écrire a l’archevêque de Lyon qui est un janséniste hypocrite ; mais il pourrait gagner le duc de Nivernois, et vous feriez bien d’écrire à ce dernier qui, sûrement, ne voudra pas vous déplaire, quant à nos amis qui sont au nombre de huit à dix, je vous en réponds. N’oubliez pas surtout d’écrire fortement à l’abbé de Voisenon, à qui d’ailleurs je parlerai ainsi que Duclos, et à M. d’Argental qui parlera à Foncemagne de son côté. M. Marin nous conviendrait certainement mieux que le président Debrosses, et à tous égards : mais je doute fort que nous puissions réussir, et il ne faut pas le compromettre. Parmi les dix ou douze concurrents qui se présentent et dont j’ai perdu le compte, il en est surtout deux qu’il nous importe d’écarter, et même de dégoûter pour toujours. Comme il y en a au moins un des deux qui pourra avoir beaucoup de voix, il faut nécessairement nous réunir pour quelque autre ; et d’après les informations que j’ai prises, il ne serait pas possible, à ce que je vois, de nous réunir pour M. Marin. Je le verrai ce matin, et je lui parlerai sur ce sujet avec amitié et confiance.

Adieu, mon cher maître ; priez Dieu ne quid respublica detrimenti capiat, et ne négligez pas au moins d’écrire sur cet objet à tous les académiciens que vous en croirez dignes ; car il s’en faut de beaucoup qu’ils le soient tous. Vale et me ama.

Le roi de Prusse vient d’envoyer deux cents louis pour la statue, je l’apprends dans ce moment.