Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/124

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 211-212).


Paris, 6 mars 1772.


Il y a un siècle, mon cher maître, que je ne vous ai rien dit. Je vous sais fort occupé, et je respecte votre temps, à condition que vous vous souviendrez toujours que vous avez en moi l’admirateur le plus constant et l’ami le plus dévoué.

Vous ignorez peut-être qu’un polisson, nommé Clément, va de porte en porte lisant une mauvaise satire contre vous. Je ne l’ai point lue, quoiqu’on assure qu’elle est imprimée. On dit, et je le crois de reste, qu’elle ne vaut la peine ni d’être imprimée ni d’être lue. On ajoute que la plupart de vos amis y sont maltraités ; mais on ajoute encore, et on assure même que le grand preneur de la pièce, le grand protecteur de l’auteur, est M. l’abbé de Mably qui mène M. Clément sur le poing de porte en porte, et qui le présente à toutes ses connaissances. Ce M. l’abbé de Mably est frère de l’abbé de Condillac, dont il n’a sûrement pas pris les conseils en cette occasion. La haine que ce protecteur de Clément affiche contre les philosophes est d’autant plus étrange, qu’assurément personne n’a plus affiché que lui, et dans ses discours et dans ses ouvrages, les maximes anti-religieuses et anti-despotiques qu’on reproche à tort ou à droit à la plupart de ceux que Clément attaque dans sa rapsodie. Voilà, mon cher confrère, ce qu’il est bon que vous sachiez, car enfin il est bon de ne pas ignorer à qui l’on a affaire.

Je n’ajouterai rien à ce détail, sinon que la littérature est dans un état pire que jamais ; que je deviens presque imbécile de découragement et de tristesse ; mais que cet imbécile vous aimera et vous admirera toujours.

Adieu, mon cher ami, je vous embrasse et vous recommande les polissons et leurs protecteurs.