Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/119

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 205-206).


Paris, 3 janvier 1770.


Il y a dix jours, mon cher maître, que je suis ici ; j’y ai reçu trois de vos lettres, dont deux m’ont été renvoyées d’Aix et de Montpellier. J’y répondrai par ordre et en peu de mots, car il ne faut pas vous ennuyer de mon bavardage. Je ne doute point que Palissot ne soit à Genève pour y faire imprimer quelque satire contre la philosophie, et je lui dirai, comme les gens du peuple, j’en retiens part, tant ses satires me paraissent redoutables.

M. Dupaty était encore au secret quand j’ai repassé à Lyon ; j’appris hier qu’il était sorti de Pierre-Encise, et exilé à Roane en Forez. On n’en fera pas autant au réquisitorien que j’ai trouvé partout, à Lyon et à Montpellier, sans vouloir me rencontrer avec lui ; j’aurais pu lui dire, dans chaque ville où j’ai séjourné durant mon voyage :

....... Quoi, Pyrrhus, je te rencontre encore !
Trouverai-je partout un maraud que j’abhorre ?

On prétend que, dans son discours des Mercuriales, il a chanté la palinodie et fait réparation d’honneur aux gens de lettres ; mais personne n’est tenté de l’en remercier, non plus qu’un barbet qu’on a rossé et qui vient vous lécher les jambes.

Je ne chercherai point, mon cher ami, à me faire valoir auprès de vous, en vous laissant croire que j’ai écrit le premier au roi de Danemarck. Il est très vrai que ce prince m’a prévenu, sans même que je l’eusse fait solliciter par personne ; mais il ne l’est pas moins que, durant son séjour à Paris, je lui ai parlé de vous, avec les sentiments que vous m’avez depuis si longtemps inspirés. Il est encore plus vrai que je ne désespère pas d’obtenir pour cette statue d’autres souscriptions qui peut-être vous flatteront encore davantage ; mais ce projet n’est pas mûr encore, et je vous en rendrai compte dans quelques mois, si, comme je l’espère, il vient à bien. En attendant, ne parlez de cela à personne.

J’ai prié un des amis intimes de l’archevêque de Toulouse et des miens, de lui écrire au sujet des plaintes que vous en faites. Je vous demande en grâce, mon cher maître, de ne point précipiter votre jugement, et d’attendre sa réponse, dont je vous ferai part. Je gagerais cent contre un qu’on vous en a imposé, ou qu’on vous a du moins fort exagéré ses torts. Je connais trop sa façon de penser pour n’être pas sûr qu’il n’a fait en cette occasion que ce qu’il n’a pu absolument se dispenser de faire, et il y a sûrement bien loin de là à être déclamateur, persécuteur et assassin.

Nous avons, dites-vous, pour notre église, l’empereur de la Chine, le roi de Prusse, la czarine, le roi de Danemarck, etc. Hélas ! mon cher confrère, je vous répondrai par ces deux vers de votre charmante Épître au roi de la Chine :

Les biens sont loin de nous, et les maux sont ici :
C’est de l’esprit français la devise éternelle.

Mon compagnon de voyage, qui regarde le temps où il a été chez vous comme un des plus heureux de sa vie, vous embrasse et vous aime de tout son cœur. Ma santé est passable ; j’espère que l’exercice et le régime achèveront de la rétablir. Vale et me ama.

Il y a apparence que M. Gaillard sera notre confrère. Votre recommandation n’est pas le moindre de ses titres.