Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/113

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 200-201).


Paris, 2 juillet 1770.


Mon cher et illustre ami, j’ai reçu à la fois, par Marin, deux de vos lettres, et je me hâte de répondre aux articles essentiels ; car je ne vous écrirai pas une longue lettre, étant toujours imbécile, triste et presque entièrement privé de sommeil.

Je n’aime ni n’estime la personne de Jean-Jacques Rousseau qui, par parenthèse, est actuellement à Paris, j’ai fort à me plaindre de lui ; cependant je ne crois pas que ni vous ni vos amis deviez refuser son offrande. Si cette offrande était indispensable pour l’érection de la statue, je conçois qu’on pourrait se faire une peine de l’accepter ; mais qu’il souscrive ou non, la statue n’en sera pas moins érigée ; ce n’est plus qu’un hommage qu’il vous rend et une espèce de réparation qu’il vous fait. Voilà du moins comme je vois la chose, et ceux de vos amis à qui j’ai fait part de votre répugnance, me paraissent penser comme moi.

Quant à La Beaumelle, il n’en est pas de même ; c’est un homme décrié et déshonoré, ainsi que Fréron et Palissot ; il ne serait pas juste de mettre Jean-Jacques Rousseau dans la même classe : cependant, si vous insistez, je verrai avec nos amis communs le parti qu’il faudra prendre. On ne pourrait lui rendre sa souscription que comme associé étranger, ce qui aurait son inconvénient, car alors comment y admettre le roi de Prusse ? Rousseau ne manquerait pas de jeter les hauts cris. Je vous invite donc à souffrir son offrande. À l’égard de Frédéric, je lui écrirai à ce sujet, puisque vous le désirez, et certainement je ne négligerai rien pour l’engager à se joindre à nous.

Je sais, mon cher maître, qu’on vous a écrit de Paris, pour tâcher d’empoisonner votre plaisir, que ce n’est point à l’auteur de la Henriade, de Zaïre, etc., que nous élevons ce monument, mais au destructeur de la religion. Ne croyez point cette calomnie ; et pour vous prouver, et à toute la France, combien elle est atroce, il est facile de graver sur la statue le titre de vos principaux ouvrages. Soyez sûr que madame du Deffant, qui vous a écrit cette noirceur, est bien moins votre amie que nous, qu’elle lit et applaudit les feuilles de Fréron, et qu’elle en cite, avec éloge les méchancetés qui vous regardent ; c’est de quoi j’ai été témoin plus d’une fois. Ne la croyez donc pas dans les méchancetés qu’elle vous écrit. Palissot avait fait une comédie intitulée le Satirique, dans laquelle il se déchirait lui-même à belles dents pour pouvoir déchirer à son aise les philosophes. Comme il a su qu’on le soupçonnait d’être l’auteur de la pièce, il a écrit les lettres les plus fortes pour s’en disculper ; la pièce a été refusée à la police, malgré la protection de votre ami M. de Richelieu, et pour lors Palissot s’en est déclaré l’auteur. Adieu, mon cher maître ; je n’ai pas la force d’en écrire davantage.