Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/038

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 101-102).


Paris, 26 octobre 1762.


Je crois, mon cher et illustre confrère, avoir fait encore mieux que vous ne me paraissez désirer. Vous me demandiez, il y a huit jours, copie de la lettre que vous m’avez écrite le 22 de mars, et je vous ai envoyé l’original même. Vous me priez aujourd’hui d’envoyer l’original à M. le duc de Choiseul ; vous êtes à portée de le lui faire parvenir, si vous le jugez à propos. Quant à moi, comme il ne m’est rien revenu de sa part sur cette ridicule et atroce imputation qu’on nous fait à tous deux, j’ai supposé qu’il en avait fait le cas qu’elle mérite ; je me suis tenu et me tiendrai tranquille, et j’ai trop bonne opinion, comme je vous l’ai déjà dit, de l’équité du gouvernement, pour croire qu’il ajoute foi si légèrement à de pareilles infamies. Il faudrait avoir aussi peu de lumières que de goût, et se connaître aussi mal en style qu’en hommes, pour vous croire capable d’écrire une aussi plate et aussi indigne lettre, et moi de la faire courir de quelque part que je l’eusse reçue, pour imaginer que vous donniez des éloges à un aussi mauvais poème que celui du Balai, que vous vous déchaîniez indignement contre la majesté royale dont vous n’avez jamais parlé ni écrit qu’avec le respect qui lui est dû, et que vous vouliez manquer grossièrement et bêtement à des ministres dont vous avez tout lieu de vous louer. Il vous est trop facile, mon cher et illustre maître, de confondre la calomnie, pour être aussi affecté que vous me le paraissez de l’impression qu’elle peut faire. Quant à moi, je fais comme Horace, je m’enveloppe de ma vertu ; je ne crains ni n’attends rien de personne ; ma conduite et mes écrits parlent pour moi à ceux qui voudront les écouter. Je défie la calomnie, et je la mets à pis faire.

Nous sommes fort heureux, vous et moi, que l’imbécile et impudent faussaire ait conservé quelques phrases de votre lettre du 29 de mars ; il vous a fourni les moyens, en produisant l’original, de mettre l’imposture à découvert. Il est certain, mon cher confrère, qu’il a couru des copies de ce véritable original ; j’en ai vu une, il y a trois ou quatre mois, entre les mains de l’abbé Trublet. On les vendait manuscrites, à ce qu’il m’a dit lui-même, à la porte des Tuileries, où il avait acheté la sienne. De vous dire comment ces copies ont couru, c’est ce que j’ignore ; ce qu’il y a de certain, c’est que je n’en ai donné ni laissé prendre à personne ; mais d’ailleurs il n’y a pas grand mal à cela, puisqu’il y a une différence énorme entre l’original et la lettre infâme qu’on vous impute, et que l’on vous met à portée de vous justifier pleinement de l’autre. Si vous avez traité messieurs de Toulouse comme le méritent les pénitents blancs, je n’imagine pas que Versailles puisse vous en faire un crime ; la canaille fanatique, tant jésuitique que parlementaire, est ici-bas pour le menu plaisir des sages ; il faut s’en amuser comme de chiens qui se battent.

Il me paraît bien difficile, pour ne pas dire impossible, de remonter jusqu’au fabricateur de la lettre en question : on pourrait savoir de l’auteur du journal anglais où elle a été imprimée, de qui il l’a reçue. Pour moi j’imagine que c’est l’ouvrage de quelque maraud de Français réfugié à Londres, qui me paraît avoir eu principalement en vue de rendre la religion catholique et la nation française odieuses à toute l’Europe. Je lui abandonne de tout mon cœur la religion catholique, et même une grande partie de la nation, comme qui dirait la classe du parlement et la hiérarchie ecclésiastique, aussi méprisables l’une que l’autre ; mais je respecte le roi, et j’aime ma patrie, et je crois l’avoir prouvé aux dépens de ma fortune. La Prusse et la Russie peuvent me rendre ce témoignage, et méritent bien autant d’en être crues qu’un faussaire obscur, sans esprit et sans pudeur.

Adieu, mon cher et illustre philosophe ; vous ne mériteriez pas ce dernier nom, si une plate calomnie, facile à confondre, avait pu vous rendre malade ; j’aime mieux en accuser le travail et le changement de saison que la bêtise et l’imposture. Je me garderai vraiment bien de convenir qu’une pareille cause ait pu altérer votre santé ; ce serait bien le cas de dire :

Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous !

Adieu ; le ciel vous tienne en paix et en joie ! Quand aurons-nous Corneille, la suite du Czar, Olympie, etc., etc. ? Voilà ce qui mérite de vous occuper, et non pas des atrocités absurdes.